LesInrocks.com : tout l'univers culturel


Le clochard céleste


Depuis There is no-one what will take care of you, album bouleversant, on ne peut plus se passer de la country désolée des Palace Brothers. Devenu Palace le temps d'un quatrième album produit par le fan Steve Albini — Viva last blues, avant la gloire inéluctable —, le groupe du terrifiant Will Oldham jouait cet été, à Londres. L'homme, apparemment apaisé, n'a toujours pas appris à parler, mais chante à merveille.



The Garage, anciennement Town & Country II, une salle située dans un quartier résidentiel du nord-est de Londres. Sur la façade uniformément badigeonnée de mauve, une affiche sibylline — Palace Brothers + guest — appelle une séance de devinettes et de molles conjectures, comme pour ces super groupes qu'on s'est parfois laissé aller à imaginer : Steve Albini — producteur de Viva last blues, le nouvel album de Palace, dernier nom de scène en date de l'orphéon de Will Oldham — est-il l'invité-mystère ? Ne s'agit-il pas plutôt de membres de Sebadoh, dont il se murmure qu'ils ont participé à l'enregistrement de ce même disque ; ou encore de Sean O'Hagan, pilote des High Llamas, venant rendre visite à celui qui l'a accueilli pour enregistrer le mini-album Hope, de Palace Songs ? Peu après, le maître de Palace fait son entrée dans le club, visiblement décontracté, suivi de sa douce et des musiciens qui l'accompagnent le temps d'une dizaine de dates en Grande-Bretagne. Un coup d'oeil pour évaluer l'agréable disposition de cette salle de capacité moyenne, un salut aux deux passionnés du label Domino qui diffusent ses albums en Angleterre avec acharnement et un succès d'estime, puis une vigoureuse accolade à un type qui émerge du recoin de la salle où il était resté tapi jusqu'alors : Bill Callahan, le petit prince de la planète Smog, en première partie de Palace. Un instant, cette perspective glace le sang : car si l'on apprécie Smog, c'est dans le lâche confort d'un face-à-face de salon, avec cette témérité distante qui nous permet d'affectionner les crotales et les tarentules. La perspective de devoir l'affronter en concert, à mains nues, n'enchante guère. Bill et Will se serrent longuement la louche, s'échangent des "Good to see you !" qu'on aurait, en d'autres occasions, soupçonné de tenir surtout du réflexe poli. La sincère amitié se lit sur le visage des deux colocataires du label américain Drag City et, pour la seule fois de la soirée, Bill Callahan sourit franchement, furtivement libéré de la contrainte et du désabusement. Plus tard, une audacieuse tentative d'engager la conversation restera au stade foetal. Cramponné à son cahier d'écolier comme à un ultime lien avec la réalité, Bill répond laconiquement à nos sollicitations, puis se drape dans son mutisme. Un trou noir habite cet homme.

A quelques années-lumière de là, Will Oldham ne sait pas vraiment où donner de la tête et gambade inlassablement entre la scène et la salle où s'est installée sa compagne. S'efforçant un moment de rester concentré, il feint de superviser posément l'installation du matériel mais retourne vite roucouler auprès de sa brune. La balance est expédiée avec autant de promptitude, puis Will s'approche enfin de nous. Il est extrêmement détendu, apparaît beaucoup plus jeune, beaucoup plus chevelu, beaucoup plus jovial que sur les photos. On bavasse, faussement relax, histoire de déguster encore quelques instants de décontraction avant de recentrer le propos et d'affronter en retour son légendaire autisme face au micro, ses bégaiements, ses silences pétrifiants. "La promotion d'un album est quelque chose d'assez difficile pour moi. Je sais que c'est nécessaire, mais je ne sais pas encore le faire avec efficacité. Je le prends de manière trop personnelle, sans avoir atteint une distanciation suffisante par rapport à mes disques pour répondre clairement. Je me perds un peu, je m'embrouille. Il m'est arrivé par le passé de donner une image de moi qui a pu dérouter le public sur ma musique et ma personnalité."


Photo : Renaud Monfourny

Prudent, méfiant peut-être, Will Oldham installe tôt ses chicanes, enterre ses mines, courbant d'avance l'échine sous l'acharnement, réel ou supposé, de celui qui voudrait le dévêtir. Dès les premières questions qui tentent de le dévoiler, il bifurque, emprunte des itinéraires très délestés, des voies sans issue où il saura perdre son interlocuteur. Si l'on s'emploie alors à détendre l'atmosphère, espérant ainsi reprendre les rênes d'un entretien qui part en lambeaux, Will redevient affable, disert et attentionné : il parlera des disques et des livres de Jack Kerouac, de Michael Jackson — "écouter Dangerous, c'est un peu comme voir Pee Wee's big adventure : il y a l'histoire, la trame, et puis tous ces détails barjos que l'on découvre à chaque nouvelle écoute" — et de l'affolement admiratif que provoque chez lui la programmation cinématographique hebdomadaire à Paris.

Il accepte de détailler les différents séjours qu'il a effectués dans le monde — Prague, Moscou, Londres, Paris, Cuba et d'incessants déménagements aux Etats-Unis, entre Alabama, Iowa et Rhode Island —, mais ne justifie sa bougeotte que du bout des lèvres, préférant parler chiffons et diététique : "J'ai toujours su me contenter de peu. Je porte ces chaussures depuis deux ou trois ans, ce pantalon depuis six ans, cette chemise depuis quatre ans. De plus, je ne sais pas faire les courses et je ne mange pas beaucoup."

Will Oldham n'est définitivement pas le phénomène irrémédiablement largué que l'on a cru voir en Palace et ses dépendances. Il aime raconter, découvrir, discuter. De tout, sauf de lui. Ses "Je ne sais pas" chanfreinés comme des guillotines, ersatzs polis du mutisme qu'il se contenterait bien d'opposer à toutes les questions qui l'indisposent, ses silences, ses tremblements de lèvres seraient plutôt les ultimes preuves de son intransigeance, voire de son agacement à trop se dévoiler, ses dernières balises. Il s'en expliquera même, avant de se cuirasser : "Je ne savais pas que j'avais cette image de quelqu'un d'incapable de communiquer, ou s'y refusant. Par exemple, j'ai pensé dans un premier temps que je n'en serais pas capable avec le journaliste qui était là avant vous. Je me suis alors arrangé pour lui parler d'une manière très différente, en essayant d'expliquer les choses pour qu'il les comprenne à coup sûr. Il ne s'agissait pas vraiment de communication : c'était du blabla, mais j'ai essayé de lui donner de l'ampleur, de mentir parfois. Passés par le filtre de son écriture et de son mode de pensée, ces mensonges se rapprocheront de la vérité lorsqu'il écrira son article. J'ai joué avec lui, en quelque sorte. Sinon, je n'aurais rien eu à lui dire." Ici, gros silence et petit sourire en coin. Sueurs glacées sur l'échine, on s'imagine, à son tour, à la place du mort.

De Smog, puisqu'il faut en passer par là, on se souviendra d'un concert polaire, sous la monstrueuse égide de Bauhaus — vague filiation gothique —, Brecht — distanciation — et Beckett — absurde postnucléaire. Il suffit de quelques titres sans bras ni jambes pour comprendre que Bill Callahan n'est qu'un maçon, ses morceaux sont les briques du mur qu'il érige chaque soir entre lui et le public, entre sa musique et le monde. L'humanité ne peut alors s'immiscer que par les événements les plus incontrôlés, les accidents les plus incongrus : batteur complètement à la ramasse ; cymbales rebelles se débinant dans un fracas apocalyptique ; chanteuse sépulcrale, cousine éloignée de la gourdasse taciturne de Mazzy Star, se laissant tout à coup gagner par un fou rire frondeur. Face à ce fascinant désastre, quelques irréductibles encouragent le groupe jusqu'au bout. Ce sont les seuls que la fin de cette prestation laissera orphelins.

Quand les lumières reviennent, l'atmosphère se détend perceptiblement, le brouhaha naît — vite, parler d'autre chose, oublier —, la vie revient. Quelques visages illustres apparaissent dans le public : Steve Albini, comme pressenti, venu évaluer la tenue de route des morceaux qu'il a contribué à enregistrer ; David Boulter, clavier des Tindersticks, mandaté par son groupe et forcément connaisseur de disques ténébreux. Plus incongrue, la présence du chanteur trashcore d'Extreme Noise Terror, qu'on imagine volontiers venu prendre des cours de chant, de guitare, d'harmonie, de jeux de scène, d'humilité et de vraie présence. Lorsque Palace s'installe enfin, tout indique que la soirée ne finira pas aussi méchamment qu'elle a commencé. Pour ces concerts, Will Oldham a pioché dans son habituel réservoir d'amis, tous suffisamment pétris de musique américaine pour apprivoiser les morceaux de Palace, tous suffisamment proches de leur chef d'orchestre pour lui être fidèles sur scène. Le batteur a joué dans Palace Brothers avant même que le groupe n'enregistre son premier album : tout juste réintégré, il bat déjà avec la placidité et la régularité d'un coeur apaisé. Le pianiste — parfait sosie du Daniel Cohn-Bendit chevelu — et le guitariste font partie des rares êtres humains à avoir trouvé grâce aux yeux de Will au cours des six mois cauchemardesques passés à l'université du Rhode Island, avant qu'il n'arrête définitivement ses études, incapable de comprendre vers quoi elles le menaient.

Sur scène comme sur disque, tout respire. Sur New partner, sur More brothers ride — composé dans les jupons de Neil Young, chantonné dans les bosquets de Harvest —, Palace se déploie, peinard et assuré. Hier recroquevillé et concassé, le chant de Will Oldham sait, sans crier gare, visiter de nouvelles contrées de beauté et de frissons. D'ailleurs, Viva last blues ne trompe pas : apaisé, volontaire, c'est l'album d'une reconquête, une poignée de fleurs volontaires prenant racine sur la rocaille de l'aride Palace Brothers. "Enregistrer seul Palace Brothers fut une sorte de non-décision. A cette époque, il y avait comme un mur entre moi et les gens avec qui j'aurais pu jouer : par nécessité, c'est un disque qui a été écrit pour une personne. D'ailleurs, il ne peut que s'écouter seul, ou peut vider une pièce si tu essaies de le faire partager. Pour Viva last blues, je me suis assuré que les musiciens comprennent clairement ce que j'attendais d'eux pour ne pas vivre à nouveau l'incompréhension du premier album et le départ des musiciens de cette époque. Le début de l'enregistrement a été un peu difficile, mais la bonne entente a contribué à améliorer rapidement l'atmosphère. Dans ces conditions, on peut parler d'album détendu, d'album pour faire la fête, parler et fumer." Un album-phénix, donc, une ultime célébration de la mort de la tristesse universelle — Viva last blues —, un retour au monde — More brothers ride, ou la joie d'une chevauchée de groupe — qui risque de poser des problèmes de conscience à ceux qui avaient fait de Will Oldham un guide exclusif des tréfonds de la solitude et du non-retour : "J'ai souvent lu que mes albums étaient faits pour accompagner la tristesse. J'espère seulement que les gens les écoutent aussi quand ils sont heureux. Il est toujours agréable de voir des gens me sourire quand ils viennent à ma rencontre."

Vincent Laufer


Toute l'actualité culturelle : musique, cinéma, livres, etc. Les Inrockuptibles
numéro 21
du 23 août au 5 septembre 1995
pages 18 à 20