La revue pop-moderne


Un grand merci à Jean-Paul pour les scans de cet article et des photos qui l'accompagnent.


Chambre avec vue


A quelques semaines d'un nouvel album qui devrait finir d'asseoir l'excellente réputation d'une marque de fabrique singulière, Will Oldham, grand luxe, nous parle, avec le sourire, de sa musique hantée. Et d'un public qu'il détesterait ignorer. Vive ce blues-là.



Londres. The Garage. Juin 95. Will Oldham travaille. Stetson tombant sur les yeux, façon cow-boy affairé — jamais pareille coiffure n'est apparue portée avec aussi peu de style et autant de naturel —, il escalade la scène pour faire place nette avant la balance de Smog. Frêle stature aux gestes précis, attentif aux derniers réglages de lumière, il a le sourire de celui qui vient d'accomplir sa tâche. Avant d'entreprendre la suivante — transport de cartons, mise en ordre des caisses de matériel —, comme si le dîner approchant devait être mérité au terme d'un labeur physique et collectif. C'est donc lui le génial autiste, le grand muet appelé à la rescousse d'un rock américain encore bien trop bavard ? Oui, sans aucun doute. Mais l'extraterrestre sait aussi parler notre langue. "Je ne sais pas très bien quelle image les gens peuvent avoir de Palace. Pour moi, la musique de Palace suit son chemin et j'oublie souvent quels morceaux les gens ont déjà pu écouter ou pas. Parfois, je pense que la salle va réagir de manière particulière par rapport à une chanson mais, étant donné que celle-ci est nouvelle, les gens se contentent généralement de l'écouter. C'est un peu ce qui s'est passé ce soir, avec les morceaux du nouvel album", dira-t-il plus tard, quand, après en avoir fini avec les salutations des connaissances de passage en coulisses, il eut accepté le principe d'un brin de causette. Ce qui se fit sans difficultés. Et comme, dans le Sud un oui est un oui, Oldham de prier poliment tout le monde de sortir, de saluer Steve Albini, ami de longue date, et de serrer presto la pince de Dave Boulter (Tindersticks) venu manifester spontanément son admiration.
Oldham a un métier. Il l'a choisi et l'exécute au mieux. Peut-être tout simplement pour ne pas le perdre. Car tout montre que sa place est ici, à jouer et à chanter. "Ce que je recherche avant tout en concert, c'est que le public passe un bon moment, que les gens qui rentrent dans la salle un peu par hasard trouvent quelque chose dans la musique que le groupe joue sur scène. En général, j'aime bien que le public réagisse de manière assez directe, nous apostrophe comme si nous étions dans un bar. Mais si je préfère d'habitude les ambiances plus agitées, j'apprécie parfois certaines atmosphères très calmes où les gens restent silencieux, attentifs et se contentent d'applaudir quand il le faut. Il m'arrive, ce soir par exemple, de changer l'ordre des chansons, ma manière de chanter ou de jouer en fonction des réactions du public".


Photo : Edie Vee

Suivre son cours

Artisanat de choc, on aimerait bien désosser la machinerie Palace, histoire de savoir comment tout cela fonctionne, comment ce groupe - dont un seul membre est permanent - arrive à produire ce genre de local qui titille l'universel, cette forme rare de particulier qui, sans coup férir, dévalue le général. Faudrait-il ainsi que la musique se contente de "suivre son cours" pour atteindre une telle incandescence ? Les mérites ne seraient-ils pas partagés, tout de même ? "Le choix des musiciens se fait essentiellement en fonction de la géographie. Je bouge beaucoup d'un État à l'autre. Je travaille avec des gens que je connais, en qui j'ai confiance et que je respecte, quel que soit l'endroit. J'ai, par exemple, enregistré une fois avec John Davis, je le connais assez bien. Nous nous trouvions dans la même ville, on se voyait souvent. Je le vois quand je passe dans le Massachussets. Je n'habite plus à Louisville depuis un moment. L'album a été enregistré en Alabama mais je suis désormais basé en Iowa. J'aime bien ne pas toujours jouer avec les mêmes personnes. J'adore cette situation où un musicien arrive pour jouer sans avoir à s'engager pour autre chose que bien faire sonner un morceau, pour le plaisir, pour les sensations de l'instant".
Palace jouerait et enregistrerait donc "à l'occasion", ce qui serait une manière d'expliquer le mystère autour du line-up retenu pour ce Viva Last Blues, troisième album prévu pour fin août et qui convoque une fois de plus du beau monde : Albini, un ex-Rodan, des ex-Slint — Will Oldham a réalisé la photographie utilisée pour la pochette du mythique album Spiderland. Bref, la nébuleuse de Louisville, encore fière de ses groupes majeurs — Bodeco, Hula Hoop et toujours, Rodan, Slint puis King Kong... —, mais aussi la galaxie cousine Drag City, avec Plush notamment... "Par rapport au second, ce nouvel album est plus collectif. Les chansons ont été construites avec les musiciens. Je crois que le fait d'être ‘personnel' a beaucoup à voir avec une forme de relation interactive qu'on peut entretenir dans un groupe. D'ailleurs, de cette façon, le disque implique aussi plus l'auditeur. Il n'est pas fait pour être écouté confortablement, c'est une alchimie un peu bizarre." Palace Songs deviendrait-il Palace Experience ? "J'ai du mal à situer Viva Last Blues... Si on me demandait de le faire en fonction d'autres groupes, je dirais qu'il faut le mettre entre Gainsbourg et Can. J'adore le côté groovy de Can. II y a un autre groupe allemand, de Hambourg, que j'aime bien en ce moment ; il s'appelle Die Goldene Zitronen, ‘Les Citrons Dorés'. Ils existent depuis un petit moment, je crois."

Palace experience(s)

Puis, Oldham enchaîne sur le groupe de son frère cadet Paul, Broadcast Squire qui devrait prochainement sortir deux singles -, émanation plus personnelle que son autre groupe The Pale Horse Riders, dont deux musiciens (de Pavement ?...) ont d'ailleurs joué sur un titre de Palace Songs. "J'ai aussi enregistré une chanson avec mon frère aîné, Ned, pour un 45 tours de Palace Songs, la première production de mon label, Palace Records, disponible uniquement par mail-order ou bien via Drag City. Je veux voir combien de personnes sont suffisamment intéressées par la musique de Palace pour écrire et commander le single. Je suis très curieux de savoir quelles seront les réactions, qui sont les gens qui aiment nos disques, quels sont ceux qui font attention à notre discographie..." Comme quoi, non seulement il multiplie les activités — il a récemment tourné une vidéo pour Smog —, mais en plus il prête attention à son public, jusqu'à tenter de nouer avec lui une relation particulière. Will Oldham s'intéresse aux autres. "J'ai commencé mon propre label parce qu'il y avait certains morceaux que personne n'avait sorti et que, justement, j'avais la possibilité de publier. J'ai choisi de sortir des 45 tours car c'est un format que j'affectionne et qui convient bien au style des groupes : on n'écoute qu'une seule chanson à la fois, on peut vraiment se concentrer sur un morceau et en tirer toute la substance. Les prochains singles de Palace et des autres groupes auront un seul morceau par face, d'environ sept minutes trente. Ainsi, on laisse à la chanson le temps de s'installer, on est vraiment dedans". S'ensuit alors une discussion sur le fait qu'un album destiné au vinyle a une structure différente, en diptyque, de celle d'un CD, conçu pour être écoulé d'une seule traite. "Le nouvel album a été pensé pour intégrer ces deux cas de figure puisque nous continuons à vendre beaucoup de vinyle. Je ne voulais pas qu'il soit trop long car trop de CDs me semblent interminables. Viva Last Blues est suffisamment court pour que tout le monde l'écoute en entier, pour que chaque chanson puisse être écoutée en profondeur". Reste maintenant à trouver la force de les attendre, ces chansons habitées qu'on n'est pas près de quitter.

Morvan B.


La revue pop-moderne Magic
numéro 3
juillet/août 1995
pages 58 et 59