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Les petits frères des pauvres


On croyait le genre asséché, c'est pourtant la sève la plus fertile qui irrigue la country désaxée de There is no-one what will take care of you, album de l'été des Palace Brothers. Disque fragile et orageux de Louisville, Kentucky, parfaitement indispensable.



Au dos de la pochette, une route déserte et des cailloux secs. Pochette désolée pour un disque de misère, de folk guenilles et de minimum country. Sur cette route, les Palace Brothers, nom pathétique de deux frangins éjectés par la trappe-poubelle des palaces de Las Vegas. Du gondron et des plumes pour les traîne-misère. Seuls sur la route depuis, pauvres minables dans un genre qui préfère les bras de fer aux petits bras tremblants. A côté, Townes Van Zandt et Loudon Wainwright seuls à la guitare sèche, c'est Asia, c'est Foreigner, le grand déballage, l'esbrouffe d'un congrès Gibson. Y'a une route, elle descend et au bout du tunnel, c'est encore plus noir. Pas d'éclaircie sur le chemin des Palace Brothers, There is no-one what will take care of you (Personne ne s'occupera de vous), le titre de l'album accroché aux murs de la caravane, comme Home sweet home chez d'autres.

On avait envie des Palace Brothers depuis le début des hostilités à Seattle. On rêvait de cette fureur entrée au chausse-pied dans la quiétude dérengeante d'un blues bouseux et bien trop calme pour la tension qui le squatte. Pas de bruit — cette écorce de violence qui se gratte à l'ongle —, mais l'arbre nu : un blues qui chiale sa mère, de pitoyables chansons à boire pour que les femmes finissent par "pleurer et saigner de l'alcool", de pauvres chants de marins qui se lamentent sur l'absence de mer — batelier sur l'Ohio, circuit tête contre les murs garantie d'avance. Plus loin, ça devient encore pire, on entre dans des marécages où Nick Cave n'a jamais osé mettre les pieds, sinon en voyages organisés, les pieds au sec dans le hors-bord. Les Palace Brothers, eux, ont les deux bottes plantées dans la vase, les alligators et le diable aux trousses. Pas confortable, les frangins, à ce trouble croisement de chemin où les a convoqués le Malin. "I'd rather be alone" (Je préférerais être seul). Parfois, la voix de Will Oldham s'amenuise, comme asséchée par la durée des mots, et finit par disparaître, par s'absenter des chansons. Là, on jurerait qu'il est allé pleurer dans quelque coin sombre du studio — de la grange ? — où l'album a été approximativement enregistré. Un son jamais propre, en low fidelity, à la limite de ces archives blues ou folk exhumés des tiroirs de radios d'avant-guerre. Sur Idle hands are the devil's playthings, le banjo hésite à suivre la mélodie, joue dans son coin, près du feu, et oublie de s'arrêter quand le morceau plie les gaules. Sur tous les autres, la guitare est accordée avec les pieds. Voilà pour les grincheux qui croient la country réservée à quelques rednecks en cuir à frange, à de redoutables pros du bottleneck castrés de leurs états d'âme. Là, pas de fanfaronnades, de coups de feu au plafond.


Photo : Andy Willsher

Dans votre discothèque, There is no-one what will take care of you n'a aucun ami de son âge, au plus quelques vagues accointances avec le Texas campfire tapes de Michelle Shocked ou avec les Walkabouts légers de Seavenger. Dangereux pour le voisinage, barricadé derrière ses barbelés, il ne peut que vivre seul. Disque d'exclusion : personne ne peut lui succéder dans le mange-disque, qu'il s'approprie les armes à la main. Dans son genre, album de l'année. Mais sans forcer : les Palace Brothers créent leur genre et le referment derrière eux, trop jaloux de leur trésor. Comme des Brothers Four un soir d'enterrement, tel un Neil young en dépression nerveuse, tel un Miracle Legion séché comme un pruneau. Cette voix, on la suivrait en enfer, chaude et pourtant totalement désincarnée, éreintée à l'idée de prononcer les propos les plus durs de ce côté-ci de l'Ohio. Une voix d'enfant de choeur, mais en messe noire. On jurerait un Robert Wyatt des grandes plaines, le fauteuil troqué contre Jolly Jumper.

Quelques Palace Brothers ont passé leur mauvaise jeunesse avec Slint, hardcoreux protégés d'Albini depuis un album époustouflant — Spiderland. Un album de chanteur très humble : au dos de la pochette — l'ultime du groupe —, il donne son adresse sous ce message laconique : "Si une chanteuse est intéressée pour me remplacer, qu'elle écrive au 1684, Douglas Boulevard, Louisville." Et de se retirer sur la pointe des pieds du vacarme, comme une voix qui se suiciderait pour laisser sa place à une plus adéquate. En un coup de soleil irréversible sur une route du Kentucky, Slint allait perdre la raison et une guitare trop souvent dans le rouge. De cette métamorphose, pas un mot d'explication : au téléphone, de longs silence jouent la montre, pas question d'analyser une musique jouée à l'instinct. Le grand mutisme du monde rural. "Ce que nous faisons n'a rien à voir avec le bavardage. Parler ne serait pas une bonne chose."

Songwriters amnésiques, les Palace Brothers réinventent la musique américaine à la case départ. Un disque de retour au bercail, uniquement possible pour qui a déjà tout essayé. Du folk, certainement, mais joué par une PJ Harvey qui ne se mettrait pas en slip dès que débarque le NME. Une PJ Harvey restée sauvageonne et vierge de showbiz. Cette musique a le goût de terre, elle n'a jamais vu la ville. Pas la country empruntée et coincée dans laquelle s'embarque parfois Peter Astor, pas les chimères de ces petits urbains ridicules qui apprirent la campagne au sous-sol du BHV avant d'aller prendre honte et coups de cagnard au Larzac. Mais pas la peine d'avoir écumé les Dust bowl ballads de Woody Guthrie et tout le tremblement de Hank Williams pour se jeter sur ce merveilleux There is no-one what will take care of you. Aimer la campagne — country, justement — sera ici initiation suffisante. Méprisez les néons des cafés à la mode et vous arrivez au coeur de (I was drunk at the) pulpit, chanson à boire à même le sol, rustique et esthétiquement méprisable. Comme un troisième Velvet plus du tout underground, élevé aux champs et au saloon plutôt que dans les caves, un Velvet de désoeuvrement provincial. Pas sophistiqué, les Palace Brothers, pas coureurs de style, pas grandis en ville. Le style, ce grand absent, dont les vacances nous font ici le plus grand bien. Ne comptez pas sur ces faux frères pour vous prendre par la main et vous loger douillet. Aucun confort, aucun rond de jambre pour flatter les oreilles. On se demande d'ailleurs comment ces chansons ont pu devenir disque dans ce monde de compacts. Un chant comme on siffle pour faire fuir la trouille la nuit, sur quelques routes de campagne.

"I love my sister Lisa most of all" "Don't you know that this it's sinful boy ?" "I'm long since dead and I live in hell" (J'aime ma soeur Lisa plus que tout au monde / Ne sais-tu pas que c'est un péché mon garçon ? / Je suis mort depuis longtemps et je vis en enfer). Quand l'album finit par s'éteindre, il n'y a plus de route, plus de chez vous. Vous êtes largués dans le bayou et vous avez raison d'avoir peur : personne ne viendra plus s'occuper de vous. "God is what I make him." Vraiment personne.

JD Beauvallet

THE PALACE BROTHERS There is no-one what will take care of you (Big Cat/Semantic)


Toute l'actualité culturelle : musique, cinéma, livres, etc. Les Inrockuptibles
numéro 49
octobre 1993
pages 52 et 53