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Sous la bannière étiolée


Quand le rock américain est fatigué du rock tout court, il va confier ses peines à ses ancêtres. D'American Music Club à Palace, une génération a quitté le monde civilisé pour aller gratter le lopin aride et magnifique de la country. Retour aux sources ou fin de race ? Visite guidée sur un terrain miné.



C'est un pays imaginaire, doux et engourdi, comme bloqué sous la neige depuis longtemps. Des groupes de rock vivent ici, sous un soleil anémié. Certains habitent des bicoques au sol en terre battue, d'autres des châteaux gothiques aux tentures lacérées. Ils s'appellent Mazzy Star, Palace, Vic Chesnutt, Supreme Dicks, Tarnation, Smog, American Music Club, Red House Painters, Lambchop, Idaho... On ne va pas citer tout le monde, chacun complétera à son idée. On ferait fausse route à vouloir leur offrir une famille. Disons qu'ils sont tous cousins éloignés et un peu orphelins, placés sous la tutelle de l'état d'âme. Qu'ils ont en commun d'ériger des monuments à la marche arrière et à l'abandon. Quand le rock'n'roll et le second degré entrent en ville, ils barricadent les volets et chargent leur fusil. Ils sont un peu reclus, hors du coup, ingérables commercialement. Une idée reçue affirme qu'une basse, une guitare et une batterie suffiraient pour faire du rock'n'roll — sans doute. Mais eux font des confettis avec la mythologie. Revenus de tout, ils ont brisé les derniers miroirs aux alouettes, ont oublié de vouloir devenir des rock-stars. "Redevenir poussière", chante la troublante Hope Sandoval de Mazzy Star. No future, mais un passé.

Un jour où on demandait à Will Oldham de Palace pourquoi le rock américain avait sombré dans la dépression, il lâchait, pour toute réponse, "Cette musique a toujours été là." De B. F. Shelton, fameux banjoïste esseulé, à Neil Young, l'Amérique aime éteindre la lumière pour mieux s'entendre claquer des dents. En vrac : Woody Guthrie, Leonard Cohen, Johnny Cash, John Fogerty ont ouvert le chemin pour nos pâles figures de proue. Mais la grande crise remonte à 1993. Les bourdons volaient bas cette année-là. Mazzy Star faisait le voyage de San Francisco à New York pour faire visiter le Velvet Underground à son psychédélisme gourd. Les Supreme Dicks partaient de New York vers Pompéi pour enregistrer un périlleux chef-d'oeuvre de rock bruitiste fissuré, effondré, ruiné. Et les Palace Brothers sortaient un premier album qui mettait à nu les plaies d'une country-music obscènement camouflée sous le maquillage de l'industrie musicale. Le jour où ce disque est sorti, Nashville et tous les professionnels de la profession auraient dû disparaître de la carte — pfuit, évanouis, bon débarras, Lambchop seul rescapé du grand nettoyage.

Palace Brothers et leurs enfants en salopette bleue ne connaissent ni la chirurgie esthétique ni la palette graphique. Ils ont découvert l'émotion musicale dans les choeurs des églises et préfèrent les harmonies vocales au mur du son. De Tarnation à Steve Westfield, il s'agit bien de country-music, une musique d'avant le rock. Quand il est apparu, la musique populaire américaine s'est mise à faire la folle, à prendre des poses, à forcer le trait. Mais depuis qu'on a pleuré en découvrant les complaintes naturalistes et tristes à mourir de la Carter Family, on savait que le rock américain reviendrait un jour dans le giron de sa mémé. De l'antique country, ces groupes ignorent la caricature, mais pour mieux habiller l'ossature. Retour aux sources ou fin de race ? Ruée vers un âge d'or ou fuite en avant, muni du strict nécessaire ? Le jury n'a pas tranché.


Photo : Renaud Monfourny

Alors que Freakwater, Tarnation ou Lambchop chevauchent peu ou prou le mètre-étalon du genre, Palace et Vic Chesnutt traînent par le licou un vieux canasson fourbu, le souffle court, en état de décomposition avancée. Ici, sur ces disques qui ressemblent à la bande-son des romans de Cormac McCarthy, la forme n'importe plus, la musique n'a plus d'histoire. Livrée aux émotions, elle oublie la bonne tenue et la civilisation pour se nourrir de racines. On a souvent rêvé d'être un de ces talent-scouts qui, au début des années 30, battaient la campagne équipés d'un studio portable, recueillant la musique sans âge de quelques violoneux, messieurs Jourdain de la musique américaine descendus de leur montagne un crincrin sous le bras dans l'espoir de remporter une poignée de dollars contre une session d'enregistrement. On a rêvé d'être à la place de Michael Stipe quand il a poussé la petite chaise de Vic Chesnutt vers la lumière.

Ici, certains vont protester : Idaho ou les Supreme Dicks, c'est pas de la country, c'est du hardcore. Du hardcore en seize tours/minute, interdit d'explosion, bâillonné, condamné au silence et à ronger son frein. Le génie multicartes Lou Barlow, qui avouait avoir eu deux amours dans sa jeunesse — les punks de Circle Jerks et Joni Mitchell —, incarne bien la libération du nouveau rock américain. Avec Sebadoh, il enfile une tenue de guerrier hardcore invincible. Avec Sentridoh, il met un genou à terre et écrit des chansons vulnérables et bouleversantes. Avec Folk Implosion, il s'amuse ou — pour la BO de Kids — vient faire hurler les loups dans l'enclos hip-hop. Implosion des genres : le dénominateur commun est désormais l'émotion.

Bill Callahan (Smog), emmuré dans son mutisme, est le cauchemar des intervieweurs. Will Oldham ne vaut guère mieux. Untel a un pendu dans sa famille, tel autre un Opinel à trancher les serpents dans sa poche, celle-là des antidépresseurs dans son sac à main. Entre la haute altitude d'American Music Club ou Hannah Marcus et la musique terrienne de Palace ou Vic Chesnutt — voire souterraine chez Smog —, il y a le vertige de la chute. Simple question de perspective. C'est la même dégénération spontanée, le même monde pelé comme un oignon, violenté, asséché, essoré jusqu'à la dernière goutte. On peut feuilleter les interviews passées d'American Music Club ou de Red House Painters pour mesurer l'ampleur du désastre : ce rock magnifique va mal, rongé par la lucidité. Sortir des disques plutôt que d'engraisser la corporation des psychiatres : la belle idée de ces groupes que d'aucuns accusent d'exhibitionnisme, voire de pornographie émotionnelle. La mère maquerelle Souffrance va bien, merci pour elle, ses groupes ont des clients. Les abstinents vont même jusqu'à trouver tristes Lambchop ou Palace. Comme si on pouvait préférer l'absence d'émotion, la dictature du fun, à l'aveu d'un coup de cafard. Mauvais pour le moral des troupes, ces chanteurs qui crèvent l'abcès en (petit) public, n'envisageant même pas de vivre au-dessus de leurs faiblesses.

Face à leurs disques, à leurs errances intimes, on n'est pas spectateur, mauvais consommateur. Bienvenue dans un monde qui a rayé les mots "convivial" et "positif" du dictionnaire, monde de l'anti-easy-listening, de l'anti-easy-living, du refus de la commodité. Ces groupes n'ont pas pour vocation de faire chanter les chambrées ou de meubler les blancs dans la conversation, mais de les provoquer, de les souligner au fusain. Forcément, on n'écoute pas toujours leurs disques par plaisir, plutôt par nécessité. Parce qu'il est toujours plus facile de trouver le réconfort auprès de plus désolé que soi. Ils nous tendent des miroirs mouchetés, dans lesquels on se voit tout nu et tout seul. Entre eux et nous, pas de barrière de sécurité, pas de recul non plus. Le vertige du vide enfin partagé, accepté. Ce ne sont pas des miroirs qu'ils nous tendent, mais des brise-glaces. On devra toujours une infinie gratitude à ces compagnons discrets et compassés, bouées de sauvetage des naufrages adolescents, sans limite d'âge.

Stéphane Deschamps


Morne in the USA

On ne sait pas ce que ces jeunes pousses ont vu dans leur voyage initiatique aux sources de la musique américaine, mais tous sont revenus le sourire en berne et la guitare au bord des larmes. Voici l'abécédaire subjectif et sélectif de l'Amérique en haillons et de sa bande-son indispensable.



Acetone
Recensé groupe au vacarme anodin dans une première vie, la résurrection d'Acetone en impeccable groupe de country neurasthénique avait stupéfié. Miracle d'un groupe aux gestes patapoufs découvrant soudain les vertus de la simplicité et du silence, troquant sa colère feinte contre une petite mélancolie bien à lui, reprenant Kris Kristofferson ou Gram Parsons les ongles sales et soudain vieillis de cent ans.
I guess I would (Vernon Yard/Delabel).

American Music Club - Mark Eitzel
Poisseuse et tourmentée, la musique d'ébène d'American Music Club a parfois, sur quelques chansons douteusement pompières, confondu tragédie et tragi-comédie. Une ambivalence à l'image de son ombrageux leader, Mark Eitzel, incapable de décider s'il veut être Nick Drake ou Bono. C'est pourtant son charisme et sa voix, affolants, qui font que ses disques sont parmi les secrets les plus scandaleusement cachés d'Amérique.
Mercury (Virgin/Labels), San Francisco (Virgin/Labels), Mark Eitzel — Songs of love (Demon/Musidisc), Mark Eitzel — 60 Watt silver lining (Virgin/Labels).

Beck - One foot in the grave

Beck
L'album le plus respectueux des traditions américaines, par son dynamiteur le plus zélé et imaginatif. Un disque enregistré à la sauvette il y a au moins cinquante ans, à l'époque où blues, folk et country étaient encore irrigués d'une sève fougueuse. On ignorait que Leadbelly, Jimmie Rodgers ou Hank Williams étaient jeunes, blondinets et champions de skateboard.
One foot in the grave (K/Tripsichord).

Vic Chesnutt
L'homme a perdu toute pudeur en même temps que l'usage de ses jambes : pas question d'habiller de décors hypocrites des chansons hautes en couleur — gris, noir —, grinçantes et toujours terribles de méchanceté. Pas question, pas le temps de soigner les formes, de canaliser les impressionnantes poussées de fièvre qui font passer en quelques secondes ces chansons rustiques de la tornade à l'éclaircie. Après la musique tribale, Vic Chesnutt invente la musique tripale.
Drunk (Texas Hotel/Labels), West of Rome (Texas Hotel/Labels), Is the actor happy ? (Texas Hotel/Labels). Avec Brute : Nine high a pallet (Capricorn/Labels).

Vic Chesnutt - Is the actor happy ?

Codeine
S'il venait de la campagne, le rock avachi de Codeine flânerait dans un hamac, embrasserait paresseusement la country. Mais comme il vient de New York, ce blues connaît plus l'odeur du goudron que celui des plumes, les fous du Village plus que le folk des villages.
Frigid stars (Sub Pop/WEA), The white birchw (Sub Pop/WEA).

Cowboy Junkies
1988, la préhistoire : des Canadiens décident de larguer le Velvet et Joy Division pour remonter aux sources de la musique américaine. Pour la première fois depuis des lustres, des jeunes visitent les terres laissées à l'abandon de la country et du folk. C'est Neil Young et cet album fondateur — The trinity session — qui ont décidé une génération entière à passer du punk à l'âne. Tarnation ou Mazzy Star vous le confirmeraient.
The trinity session (BMG).

Cindy Dall
Elle est, dans le civil, la compagne de Bill Callahan, l'autiste de Smog — sympa et joyeux, le couple... Dans les chansons asthmatiques de Cindy Dall, la douceur est résolument cruelle, les berceuses toujours rudes. Mais masochiste et fasciné, on n'arrive pas à décrocher de cette suave torture.
Untitled (Domino/Pias).

Elysian Fields
Un peu tôt pour se prononcer sur l'avenir de ce groupe à la mélancolie sophistiquée, déjà capable de piétiner avec grâce les plates-bandes de Mazzy Star. Mais sur la foi des quatre titres grandioses du maxi Star, on est prêt à miser quelques dollars sur la montée triomphale de ces Champs-Elysées.
Star ep (Radioactive, en import).

Freakwater
Personne ne sera surpris d'apprendre que c'est à Louisville, cité minée par les Palace Brothers, que Catherine et Janet ont commencé à chanter leurs antiquités de chansons. Révélé à l'Europe par un quatrième album déshabillant, comme il se doit, la country de ses ridicules attributs — au feu, les santiags —, Freakwater a alors découvert un corps nu, tremblant et plutôt chétif. Bizarrement sexy.
Old paint (City Slang/Labels).

Frémeaux & Associés
Le label français, en fouillant dans la préhistoire de la musique américaine, en a remonté deux coffrets — Folksongs, old time country music 1926-1944 et Country, Nashville, Dallas, Hollywood 1927-1942 — où l'on jurerait entendre Palace Brothers ou Beck, enregistrés avant la hifi et donc bien avant la lo-fi. On conseille vivement la visite de ce musée avant de s'aventurer dans l'Ouest sauvage.

The Geraldine Fibbers
Une anomalie dans la nouvelle country américaine : là où tous giflent la vieille dame plus très digne avant de la mettre à nu, les Geraldine Fibbers convoquent l'électricité outrancière et la rage en lieu et place de l'habituel linceul noir. Plus Sonic Youth que Tarnation, leur vieille pétoire fait de sacrés dégâts.
Get thee gone (Virgin), Lost somewhere between the earth and my home (Virgin).

Lisa Germano
Comme chez Mazzy Star, un son chaud et magnifique sert de décor à ce peep-show dérangeant, où une âme se déshabille pendant que les violons pleurent des rivières. A plus de 35 ans, un âge où on se range enfin des tats d'âme, Lisa Germano continue de gratter ses plaies au fil barbelé.
Happiness (4AD/Labels), Geek the girl (4AD/Labels).

Kristin Hersh
Choyée par Michael Stipe, l'ancienne Throwing Muses errait sur cet album pour voix et violoncelle dans les ténèbres d'un certain folk pas du tout folklorique. Un disque épuisé, apeuré, "trop tranquille et trop noir", comme elle le chantait alors.
Hips & makers (4AD/Labels).

Idaho
Le duo californien était sorti meurtri d'un premier album dangereusement claustro et explosa quand il fallut retourner enregistrer d'autres chansons catastrophes. John Barry préféra déclarer forfait, laissant à Jeff Martin la lourde tâche de confectionner seul le second, This way out. L'album bien nommé, où Idaho ouvre un peu les fenêtres pour laisser la lumière tamisée réchauffer ses impressionnantes plaies.
Year after year (Quigley/Labels), This way out (Quigley/Labels), Three sheets to the wind (Quigley/Labels).

Lambchop
A Nashville, un homme seul musarde sur les routes buissonnières de la country. Sur deux albums ensorcelants et chaleureux, Lambchop passe de la nudité acoustique à d'impressionnantes envolées symphoniques avec la même justesse de ton, la même délicatesse. La journée, Kurt Wagner — l'homme seul — pose des parquets de bois. La nuit, il pense la musique la plus boisée de l'époque. Boisée version sous-bois, avec ronces, muguet et méchant loup.
Jack's tulip (Merge/Labels), How I quit smoking (Merge/Labels).

Mark Lanegan
L'alcool, versant maniaco-dépressif. Mark Lanegan n'a pas le whisky joyeux et pas le travail facile, à brailler pour les laborieux Screaming Trees. Alors il boit et chante seul, le plus loin possible du rock. Sur un folk crasseux et à l'haleine chargée, la voix basse et le verbe haut, comme le réclament ses histoires de chevauchée sous un soleil dégueulasse.
Whiskey for the holy ghost (Sub Pop/WEA).

Low
Deux albums jumeaux pour ce groupe koala qui n'enregistre qu'à deux à l'heure, sur des accords élémentaires et sous calmants, des chansons incroyablement longues, magnifiques et tristes, au coin du feu, sur la banquise. On a eu beau chercher, pas une seconde de virtuosité gratuite ou de chialade chez Low.
I could live in hope (Quigley/Delabel), Long division (Vernon Yard/Delabel).

Hannah Marcus
Des chansons sur le Valium, sur la séparation et la déchéance... Pas étonnant de retrouver Mark Kozelek, l'âme noire de Red House Painters, derrière ces disques malades, derrière ce son sépulcral. Championne californienne du cafard, Hannah Marcus n'aurait, selon nos sources, jamais souri de sa vie.
Weeds & lilies (Normal/Média 7), River of darkness (Normal/Média 7).

Mazzy Star
Impossible de percer le ténébreux secret de Mazzy Star, de ce psychédélisme aussi déchirant que déchiré : la dangereusement belle Hope Sandoval et son sorcier du son, Dave Roback, ont réussi — en deux albums dont on ne fera jamais le tour — à imposer un son effarant, une grâce troublante et une ambiance qui, plusieurs centaines d'écoutes plus tard, font encore froid dans le dos.
She hangs brightly (Rough Trade/EMI), So tonight that I might see (Capitol/EMI).

Mojave 3
Elle a une drôle d'allure, la country, vue d'Angleterre : une musique désertique, d'où émergent à peine quelques cactus mélodiques, où rôdent des Mazzy Star à sonnettes et des hyènes pas du tout rieuses. Mais si le décor est convaincant, le jeu de Mojave 3 traduit des origines franchement anglaises, trop élégant pour les hautes plaines. Aussi fascinant que le très britannique James Coburn largué chez les brutes d'Il était une fois la révolution.
Ask me tomorrow (4AD/Labels).

The Mountain Goats
Les bons sauvages du pauvre bougre John Darnielle malmènent le folk avec la perversité de serial-killers en culottes courtes, une guitare louche et déglinguée au lieu et place du fusil à pompe. Violemment acoustiques, ses chansons rêches et fiévreuses sont d'une autre époque : celle de Woody Guthrie ou des Monroe Brothers.
Nine black poppies (Trance/Fnac import), Sweden (Shrimper/Fnac import), Zopilote machine (Ajax/Fnac import), Beautiful rat sunset (Ajax/Fnac import).

Opal
Avec son psychédélisme rugueux et grave, Opal préfigurait l'énorme marée noire qui allait ruiner à tout jamais le moral de San Francisco. Deux des membres d'Opal continueront de porter la bonne parole de ce blues archidrogué : Dave Roback avec Mazzy Star et Kendra Smith en solo.
Happy nightmare baby (SST, en import).

Palace Brothers - There is no-one what will take care of you

Palace
Qu'il signe Palace Brothers, Palace ou Palace Music, le groupe du fluet et pourtant terrifiant Will Oldham s'est imposé, en quelques albums déjà importants, comme le groupe américain de sa génération. Avec un premier album dont on ne s'est jamais remis — There's no-one what will take care of you —, il s'est même offert un classique, un de ces disques fondamentaux où on reviendra toujours dans vingt ans.
P.-S. : Will Oldham s'occupe également du label Palace Records, offrant en 45t des trésors ahurissants glanés chez ses amis proches, dont Songs:Ohia ou différents groupuscules dans lesquels il officie.
There's no-one what will take care of you (Big Cat/Pias), Days in the wake (Domino/Pias), Hope (Domino/Pias), Viva last blues (Domino/Pias), Arise therefore (Domino/Pias, à venir).

Radar Bros
Le hasard les place juste derrière les Palace Brothers, mais personne ne croit à un tel hasard. Les frangins Radar, sur les traces des frangibus Palace, explorent les mêmes terres inhospitalières, les mêmes crevasses, les mêmes gouffres. Mais où Will Oldham voyage de nuit, en tête de cordée, sans lumière et sans carte, les Radar Brothers avancent dans le confort, avec radar, lumière du jour et plan détaillé. Balisée et paisible, leur visite du désert est délicieusement confortable, tragiquement sûre.
Radar bros (Fingerpaint, en import).

Radial Spangle
Radial Spangle le jurait sur sa pochette : une moitié des titres était enregistrée à la campagne — country-songs —, l'autre à la ville — city-songs. Mais pas de bagarre entre rat des villes et rat des champs, pas de grand écart entre trottoir et terroir. Juste un peu plus de lumière et de quiétude dans les chansons rupestres, dans ce coin radieux de campagne, à quelques kilomètres seulement des terres brûlées par les Palace Brothers.
Syrup macrame (Mint/Labels).

Red House Painters
Résolument intimiste et meurtrie, la musique ténébreuse de Mark Kozelek — sans doute l'homme le plus triste de San Francisco — a su, en quatre albums chaudement recommandés, remonter vers la surface, y respirer et même y sourire. Guérie, sa musique serait-elle aussi passionnante ?
Down colorful hill (4AD/Labels), Red house painters 1 (4AD/Labels), Red house painters 2 (4AD/Labels), Ocean beach (4AD/Labels).

Rex
Il faut, comme chez Acetone, croire au miracle ou au moins à la révélation. Ou comment un groupe banal de rock normal croise un jour la musique de ses grands-parents — ou au moins la brillante traduction des Palace Brothers — et y voit la lumière. Une lumière tamisée, puis carrément épuisée sur les quatre valses asthmatiques de leur Waltz ep, qui donne de furieuses envies de consigner ces garnements ici-bas : dans un châlet de bois qui n'a pas vu le progrès depuis le début du siècle. Privé d'électricité et de dessert.
Waltz ep (Southern/Pias).

Sebadoh
Seul ou en compagnie de ses prête-noms (Sebadoh, Sentridoh, Folk Implosion), Lou Barlow est capable du meilleur dénuement comme de la pire paresse. Souvent décevant quand il se rabaisse à jouer le jeu débilitant de la lo-fi (les malheurs de lo-fi ?), il est capable, avec un bout de ficelle, de composer de grandes chansons. Noueuse, noire et coupante, la ficelle.
Bakesale (City Slang/Labels).

Kendra Smith
On ne se balade dans la musique terrifiante de Kendra Smith qu'à ses risques et périls. Lambeaux de blues, haillons de folk, voix aussi caverneuse et glaçante que chez Nico : vous ne croiserez cette sorcière hallucinée que dans la Vallée de la Mort.
Five ways of disappearing (4AD/Labels).

Smog
Smog, comme le brouillard étouffant qui empêche San Francisco de respirer et de voir le soleil. Un nom idéal pour la musique résolument claustro et dérangée de l'inquiétant Bill Callahan, sorte de John Cale qui n'aurait jamais vu un peigne et serait resté mauvais comme une teigne. Dans le rock, personne n'avait été aussi triste que ce plouc monstrueux.
Julius Caesar (Drag City/Labels), Forgotten foundation (Drag City/Labels), Burning kingdom (City Slang/Labels), Wild love (City Slang/Labels), Kicking a couple around ep (Domino/Pias).

Souled American
Pas de chansons au sens ancien du terme dans cette Amérique frigorifiée, mais des manières de plages sonores, balayées par un vent de guitares tristes. Ici et là, un chanteur fait des ronds de fumée, avant de piquer un roupillon pendant que Souled American continue de ralentir le rythme cardiaque du folk jusqu'à l'extinction des feux (de camp).
Frozen (Moll/Semantic).

Supreme Dicks
Dix ans d'existence, un seul album : la limace Supreme Dicks rampe, mais dans le verre pilé, dans des terres hostiles, la peur au ventre. D'une beauté malade, cet album enregistré à la bougie en compagnie de l'inévitable Lou Barlow n'a toujours pas épuisé, quelques centaines d'écoutes plus tard, ses réserves de gaz lacrymal.
The unexamined life (Homestead, en import).

Spain - The blue moods of Spain

Spain
Le spleen le plus élégamment mis en scène de toute cette Californie sinistrée. En un album sobre et rapidement adopté comme classique, Spain a imposé un ton ombrageux, un goût distingué pour les silences et la lenteur. Incroyablement musical, cet album préfère la soie à la bure, la mélancolie à la tristesse sauvage.
The blue moods of Spain (Restless/Pias).

Swell
On a évoqué des Pixies indolents, un Nirvana déprimé et on avait à moitié tort : pas de cette formidable dynamique dans les chansons hypnotisées et lancinantes de Swell, juste un blues tellement crampon qu'il interdit tout mouvement, toute montée d'adrénaline. "Je n'ai pas l'impression d'être triste, c'est ma ville qui l'est", nous confiait le chanteur David Freel. Quel cafard a piqué San Francisco ?
...Well ? (Specific, en import), 41 (American/Labels).

Tarnation - Gentle creatures

Tarnation
L'étrange Paula Frazer a beau parer ses chansons tristes des atours les plus sophistiqués, les plus présentables, sa musique n'a conservé des rudes cowboys que la trouille des soirées solitaires au coin du feu : on y entend ainsi les Indiens ramper dans l'ombre, les coyottes glacer le sang, les ovnis débarquer dans la prairie. Et le plus beau son de guitare de l'Ouest, la voix la plus troublante de ce côté-ci du Rio Grande.
I'll give you something to cry about (Nuf Sed/Babouin import), Gentle creatures (4AD/Labels).

The Walkabouts
A Seattle, avec leurs chansons de vieux, ils font figure de résistants. C'est quand les Walkabouts se laissent enfin aller à la dérive, quand ils faussent compagnie à des anges gardiens un rien castrateurs — Gram Parsons, Townes Van Zandt — que leurs chansons larmoyantes quittent enfin l'université pour flirter avec l'ivresse des grands espaces. Jamais chanson strictement country n'avait sonné aussi étrangement que leur Last train to mercy, produit par Eno.
Seavenger (Sub Pop/WEA), Satisfied mind (Sub Pop/WEA), Devil's road (Virgin).

Steve Westfield
Steve Westfield lâché dans le patrimoine country américain, c'est un psychopathe perché sur un éléphant dans un magasin de porcelaine. Beaucoup de casse et de fureur. Le plus inquiétant étant le silence suivant le chaos, quand ce type à cran se laisse aller à des confessions qu'on voudrait ne jamais avoir entendues. Neil Young l'accueillerait comme un fils.
Mangled (Bib/Fnac import), Reject me... first (Glitterhouse/WMD).

JD Beauvallet


Toute l'actualité culturelle : musique, cinéma, livres, etc. Les Inrockuptibles
numéro 50
du 27 mars au 2 avril 1996
pages 22 à 26