Vibrations : le mensuel jazz, soul & world


Le nomade


Il ne parle plus à la presse et fuit ses fans : Will Oldham alias Bonnie Prince Billy est pourtant bel et bien le plus grand auteur compositeur américain du moment.



Nous traversons le puissant fleuve Ohio, majestueusement célébré dans Ohio river boat song, en compagnie de Will Oldham. Les autoroutes enjambent d'antiques ponts mécaniques que l'heure de pointe fait frémir. Le mois d'octobre est radieux, comme Will, tout sourire. Il rentre à peine d'une semaine de surf à Biarritz : teint hâlé, mèches blondes et salées, pieds nus dans des souliers de plage. A l'image de sa musique, il paraît toujours aussi énigmatique, imprévisible et hors du temps. Un lecteur CD est branché sur l'autoradio du 4X4 nippon que Will conduit les yeux fermés. La bande-son de cette promenade en auto avec le song-writer américain le plus talentueux de ces dix dernières années s'écoute comme autant d'indices menant à son nouveau disque.

Comme les grands artistes américains, Will Oldham se réinvente perpétuellement, donnant à chaque nouvel album une impression de nouveau commencement, alors même qu'il puise dans une matrice universelle de blues, country, folk et gospel. Ainsi, un de ses premiers pseudonymes fut les Sundowners, le nom du premier groupe de Phil Ochs. Quant à Bonnie 'Prince' Billy, sa dernière identité musicale en date, même s'il s'en défend visiblement, elle renvoie à Bonnie 'Prince' Charlie, pseudonyme musical du grand photographe William Eggleston. Comme l'écrivait Cocteau, "un artiste n'échappe pas à son arbre généalogique".

Direction Louisville
Aujourd'hui, Will Oldham est bien plus enclin à parler de ses déboires à trouver des raretés en format vinyle (Roger Miller, un chanteur country des années 60, un obscur album solo de Don Everly) que d'évoquer son propre travail. "Je veux que les gens découvrent ma musique par eux-mêmes, parce c'est que ce que je fais chaque jour avec la musique des autres", dit-il à l'adresse de son public et des journalistes du monde entier. Pour l'heure, c'est dans un Leroy Merlin local que Will fait son shopping, barbe fleurie et casquette vissée sur le crâne. Même en pur enfant du pays, il doit répéter et épeler son nom pour récupérer sa commande spéciale de fenêtres, que l'on glisse dans le coffre, parmi des CD des Replacements, de James Yorkston et des compilations "New Orleans funk". Il nous parle, presque émerveillé, d'un gigantesque magasin de bricolage des Pyrénées-Atlantiques nécessaire à l'installation d'un ami artiste californien qui devait exposer à la Biennale de Venise. C'est ce genre de détail improbable qui fait le charme et la complexité du personnage.

Avant de retraverser l'Ohio, nous nous garons dans une impressionnante impasse, en face d'une digue destinée à protéger des crues du fleuve. Direction quelques antiquaires poussiéreux où le père de Will a vu un billot de boucher qui irait bien dans la cuisine de la maison que son fils vient d'acheter dans un quartier bohème de la ville. Le billot en question a déjà été vendu, mais quelques disques végètent, prétexte une nouvelle fois à des discussions inépuisables, alors même qu'il se refuse à tout commentaire sur sa propre musique. Nous traversons le centre de Louisville, ses gratte-ciels en verre bruissant d'agitation diurne, des parkings impersonnels et des entrepôts à perte de vue, reflet du passé marchand et portuaire de cette riche ville. Partout, la fleur de lys, l'emblème de Louisville, est là pour rappeler la lointaine fondation française de la ville. C'est cette même fleur de lys qui est tatouée sur le poignet droit de Will Oldham, allégeance certaine à sa ville d'origine, où il est enfin retourné vivre, non loin de chez ses parents, après une vie semi-nomade et quelques détours par Baltimore, Rhode Island, Paris, New York ou Los Angeles. Il nous conduit à travers les méandres du Cherokee Park, oasis de verdure du Louisville résidentiel.

Comics et vinyles
Au détour d'un virage, une harpe et un chant diaphanes s'échappent de l'autoradio. Il s'agit des premiers enregistrements de Joanna Newson, une musicienne qu'il vient de découvrir en Californie du Nord. Les joggers et cyclistes alentour ont l'air bien fade au regard de ces mélodies de princesse habitant une grande demeure blanche, avec vue sur la mer. Il nous raconte en détail sa rencontre et les projets qu'il a de la faire tourner avec lui en 2003. Sa voix incroyable, mélange de petite fille gâtée et de Björk nippone, nous accompagne lors des quelques courses quotidiennes qu'il lui reste encore à effectuer, histoire de joindre l'utile au bavardage. Chez The Great Escape, comics et vinyles emplissent une boutique poussiéreuse dans laquelle Will, familier des lieux depuis son enfance, s'est constitué la majorité de sa collection, des disques des Ramones à ceux de Webb Pierce. Une discussion s'engage avec la jeune vendeuse exilée de Ventura en Californie, venue ici pour apprécier l'immense skatepark local. Elle a reconnu Will, mais reste cool, les ongles aussi noirs que ses cheveux, belle comme une héroïne de manga. Will aussi l'a reconnue, après l'avoir vue arpenter, skate au pied, le bitume de son quartier.


Photo : Goswin Schwendinger

Non loin de là se trouve un des plus anciens marchands de livres de Louisville. Les raretés sur le cinéma que recherche Will sont le reflet d'une curiosité légendaire à l'égard du Septième-Art. Après avoir esquissé une carrière cinématographique, on l'a même aperçu jouant dans des mauvais téléfilms américains de la fin des années 1980. Will Oldham a fini par devenir "las de lire et de dire les mots des autres". C'est alors qu'il s'est mis à chanter de sa propre voix, après être revenu de Los Angeles à Charlottesville, en Virginie, où étudiait son frère Paul. Là, il a commencé à jouer de la guitare et à chanter des ballades appalachiennes, empreintes des chimères de la vieille Europe et porteuses des promesses de la jeune Amérique. C'est ainsi que de Palace Brothers à Palace Music puis à Palace tout court, en une dizaine d'albums officiels et autant de sorties plus confidentielles, il s'est fait un nom et un mythe dans l'univers peuplé du rock indépendant américain des années 90. "Rock" est d'ailleurs un épithète un peu court pour cet homme curieux et versatile qui a collaboré avec un DJ, tâté de l'électroacoustique, du folklore écossais, du reggae et même de la musique africaine. Il s'est rendu récemment à Bujumbura, afin d'aider à l'enregistrement de musique burundaise traditionnelle et contemporaine pour illustrer un documentaire sur le génocide rwandais.

Le jardin japonais
Soudain, farfouillant l'air de rien sur le lecteur, il nous fait enfin écouter la première chanson de son nouvel album, The way, un titre aussi intense que calme. Le temps se fige alors sur Bardstown Road. La voix de Will Oldham est pure, soulignée par de discrets violons et les choeurs de Marty Slayton, une habituée des sessions de Nashville. Tout ce que nous avons écouté lors de ces dérives automobiles laissait entrevoir ce morceau, l'ancrage populaire et américain de Roger Miller, la pureté de Don Everly et le mystère entourant Joanna Newson. Bavard concernant tout ce qui ne le concerne pas directement, Will finit par livrer quelques détails sur cet album. Il reste très attentif aux réactions à l'égard de ces nouvelles chansons, au point que, éternel insatisfait, il a un moment souhaité retirer trois titres de cet album, appelé originellement It's expected that I'm gone, car "ils plaisaient trop aux personnes qui les avaient entendus".

C'est la première fois qu'il a fait appel à des musiciens de session, après avoir enregistré avec son frère Paul les démos dans la maison-studio familiale de Shelbyville. Comme à l'accoutumée, les chansons ont été enregistrées en prise directe en studio, supervisées par Mark Nevers, producteur de Lambchop. Deux membres de ce groupe, le pianiste Tony Crow et le guitariste William Tyler, ont participé à ces sessions nashvilliennes. Passé les émotions de ces morceaux, virginaux comme au premier jour où nous avons découvert sa musique, l'automobile regagne la maison que Will Oldham vient d'acheter sur une avenue ombragée. La demeure est grande, vieille et en travaux, des musiciens de la scène séminale de Louisville l'aident à la rénover. Dans la cuisine que Will a repeinte couleur avocat, il choisit les teintes du parquet, au milieu de quelques CD dont Astral weeks, Bellini (quatuor hardcore sicilien et dernière production de son label, Palace of the world) et des disques de punk et de hardcore des années 1980 (Minutemen, Hüsker Du), musique avec laquelle il a grandi. Au fond du jardin, une vaste remise pourrait largement faire office de studio, alors qu'un barbecue, un plan d'eau minuscule et un jardin japonais se disputent la longueur du terrain. Reste encore à déterminer où sera disposée la pièce de travail, à l'étage ou bien donnant sur le jardin.

Une discipline intérieure
"Je traverse une période tourmentée, je m'en sortirai par mon chant, c'est tout ce qu'il me reste", nous écrivait Will Oldham à la fin de l'été. Son nouvel album Master and everyone frappe instantanément par une voix à jamais classique, parfaitement servie par un accompagnement assuré. La fragilité de ses débuts s'est effacée au profit d'une confiance qui tranche avec la voix haut perchée et tremblante de jadis. L'atmosphère pastorale du précédent Ease down the road, ode aux joies de la chair et à l'infidélité, s'est muée en une forme de bonheur intérieur et de sérénité nouvelle. Il s'agit, comme toujours chez Will Oldham, d'un disque d'amour. Cela étant, Wolf among wolves ou Ain't you wealthy, ain't you wise ? laissent à réfléchir sur la condition humaine, une réflexion présente tout au long de son oeuvre, des débuts existentiels de There is no-one what will take care of you (1993) à Get on jolly (2000), sidérante adaptation musicale du Prix Nobel de littérature indien Rabindranath Tagore. "Lorsque j'ai commencé à écrire des chansons, je me demandais comment existe une personne. On existe en intériorisant, en mangeant trois fois par jour, en acceptant que le corps ne soit pas séparé de notre être et en acceptant que la poussière se mette dans les coins si on ne nettoie pas. Cette lente épiphanie m'a aidé à écrire mes premières chansons. Je me levais à six heures, je travaillais sur un chantier toute la journée, je rentrais à la maison, je faisais une sieste, je regardais un film et j'écrivais jusqu'à deux ou trois heures du matin. Je me masturbais aussi chaque jour, comme une forme de discipline". On retrouve cette discipline intérieure dans ses replis élusifs, ses silences pesants face à certaine questions ayant trait à sa personnalité. Il refuse le caractère corrosif et puéril de la célébrité, ne donnant plus d'interviews, exercice qu'il déteste. "Je ne veux pas avoir de relation personnelle avec mes fans. Ou faire quoi que ce soit qui les encourage à penser qu'ils en ont une avec moi. Ils peuvent avoir une relation personnelle avec mes chansons, mais ils ne me connaissent pas pour autant. De même, je déteste cette idée que l'on puisse me connaître au travers d'une interview, c'est une notion absurde".

Il nous dira cela sur le porche de sa maison, comme pour s'excuser de ne pas avoir suffisamment parlé de lui mais plutôt des disques, des films et des livres qu'il aime et qu'il traque sur Internet. Il faut prendre les choses comme elles viennent avec Will Oldham et ne pas s'offusquer de ses impérieux changements d'humeur. Il reflète aujourd'hui l'antithèse de l'artiste moderne. Pour lui, la célébrité n'est qu'une distraction inutile et nuisible à sa carrière. Il cherche à tout prix à éviter ce culte de la personnalité, inhérent à la culture populaire contemporaine, comme le suggère Joy and jubilee : "Il n'y a aucune raison d'être vu / Personne ne sait où j'ai été". Une chanson à l'allure autobiographique, car au cours de l'été passé, même sa maison de disques ne semblait plus avoir de nouvelles de lui. E-mail obsolète et téléphone portable coupé.

Tout ce qui compte aujourd'hui pour Will Odlham ce sont ses chansons. Il semble se réinventer à chaque album, visiblement le seul de sa génération à livrer avec autant d'aisance des chansons aussi nouvelles que classiques. La moindre de ses compositions sonne à la fois familière et distante, entière et toutefois incomplète, laissant l'auditeur déterminer in fine sa nature propre. Il ne faut pas s'étonner qu'au cours de la même année, il reprenne Kate Wolf, collabore avec Nine Inch Nails et emprunte Can't take that away à Mariah Carey avec l'aide de Buddah Monk, complice de Ol' Dirty Bastard ! Sur Wolf among wolves, les hululements androgynes peuvent suggérer aussi bien le rejet du précepte que l'homme reste un loup pour l'homme que la joie simple d'un nouvel amour.

Le jour tombe. Will Oldham part faire du vélo dans le parc voisin avant de se remettre aux travaux d'aménagement. Les adieux sont chaleureux, encore quelques disques échangés, avec la promesse d'assister à un concert londonien le mois prochain. Dans quelques heures, nous serons à Nashville.

Terminus Londres
Un mois a passé. C'est décidé, aucune promotion ne sera faite pour ce nouvel album, hormis une discussion informelle avec un journaliste anglais et ami. Il vient de refuser six pages au magazine MOJO. Will Oldham est célébré, presque malgré lui. Comme promis, nous le retrouvons dans les loges du Barbican de Londres pour un festival consacré aux groupes néo-country où se produisent également Sparklehorse, Lambchop et Gillian Welch. Après bien des efforts, bon prince Billy décide de nous accorder dix minutes de session photo, visiblement stressé par le concert du soir et beaucoup moins amical qu'il y a un mois. Une pizzeria pakistanaise offre un décor improvisé à ces photos. Crispé, refusant de poser ses carnets téléphoniques et pressé de régler les derniers détails du concert, il posera trois petites minutes avant de retraverser la rue d'un air maussade.

Quelques heures plus tard, nous estimant chanceux, nous gagnons le Barbican où le tout Londres musical semble se presser. Assis à côté de Jarvis Cocker de Pulp dans l'impressionnante salle de concert du Barbican habituellement réservée aux formations classiques. Will Oldham arrive sur scène, en sandales, pantalons de surf et chemisette noire, unanimement ovationné, sa fidèle guitare électro-acoustique de voyage turquoise Yamaha sous le bras. Il interprète deux titres en solo qui renversent littéralement l'auditoire. On en vient presque à regretter l'arrivée de ses deux frères, Ned à la guitare, Paul à la basse, du batteur Chris Freeland, du fidèle accordéoniste et claviériste Colin Gagon ainsi que du guitariste David Bird. Commence alors un concert époustouflant, avec des guitares sonnant très Crazy Horse, entrecoupé de sketches entre Will et son jeune batteur. Son répertoire est passé au crible, dont une époustouflante version de I see a darkness. Johnny Cash ne s'y était pas trompé, lui qui avait enregistré sa propre version du titre en 2000, forme d'adoubement d'un père à son héritier le plus doué. Le rideau tombe, les lumières se rallument. Le public, enchanté, se dissipe dans la nuit londonienne. Will Oldham et ses hommes ont une nouvelle fois effectué un parcours sans faute, certainement atypique dans la médiocrité de l'époque. Master and everyone : il n'existe bien qu'un maître et les autres.

Florent Mazzoleni

BONNIE 'PRINCE' BILLY Master and everyone (Domino/Pias/RecRec)



Vibrations : le mensuel jazz, soul & world Vibrations
numéro 50
février 2003
pages 26 à 29