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Le petit arpent du bon Dieu


C'est une compilation pour une fois nécessaire, renversante et pas cache-misère pour un sou. A travers quinze titres introuvables ou inédits, Lost blues and other songs jette un éclairage supplémentaire sur la musique magnifiquement ombrageuse de Palace. Et confirme, si besoin est, les talents de son créateur Will Oldham : une écriture sans limites, plus mystérieuse et complexe que son dénuement pourrait le laisser entendre, une force d'expression hors du commun et l'une des voix les plus terriblement agrippantes qui soient.



Cette fois-ci, partir avec de bonnes intentions. Se garder d'entrer trop vite dans des descriptions impressionnistes. Ranger ses petits pinceaux, ses aquarelles, ses fusains. Résister à l'envie de tracer encore une fois les frontières de quelques contrées improbables, trop vite, trop facilement délimitées — la chanson dépressive, le folk miséreux, la country dépenaillée, tout ça. Eviter de présenter Palace comme la capitale d'un territoire moins musical qu'existentiel, où voisineraient toutes les déveines du monde, toutes les crevasses métaphysiques, toutes les dévastations intimes. Ne pas réduire Will Oldham à ce triste statut de chanteur-paillasson — sur lequel chacun pourrait essuyer son esprit crotté, ses pensées fatiguées d'avoir trop marché, son coeur usé jusqu'à la semelle. Refuser l'invite piégeuse d'un art restreint en apparence, qui focalise l'attention sur ses loques comme pour mieux garder des secrets plus profonds, des joyaux enfouis, les refuser à ceux qui n'auraient pas la rude envie de les déceler. Creuser ces chansons bien moins maigres qu'elles n'en ont l'air, tenter d'en saisir la richesse, condensée en une fascinante aridité. Aiguiser plus que jamais ses tympans, qui en ont entendu d'autres, mais des comme ça, franchement, jamais.

D'emblée, il faut dire combien les quinze chansons de Lost blues and other songs sont précieuses. D'abord parce qu'en ces temps de fièvre superlative, de louanges niveleuses, ce disque plein et singulier est l'un des rares à mériter vraiment le titre d'"inestimable". Ensuite parce que cette compilation hétéroclite de singles et d'inédits livre des clés, des petits passes. Panachée, lunatique, elle déverrouille une musique qui, malgré des écoutes répétées, s'est toujours obstinée à taire son nom et à s'exprimer par combinaisons secrètes. Elle en dit plus sur la démarche de Will Oldham. Plus, en tout cas, que l'autisme supposé, les silences réfractaires d'un type pas décidé — et on le comprend — à disséquer le coeur d'une écriture aussi personnelle.

En découvrant There is no-one what will take care of you il y a plus de trois ans, on avait cru mettre la main sur une country meurtrie, raclée, rongée jusqu'à l'os. Ces chansons, avec leur beauté de travers, semblaient avoir poussé dans les recoins les plus anciens, les plus ingrats et les plus accidentés de la musique américaine, sur une terre si exigeante qu'elles n'avaient pu s'y épanouir qu'en s'épuisant. Les disques suivants, entre fièvres acoustiques et électriques, entre rétentions et explosions, entre immédiateté et destructurations, allaient gentiment brouiller cette première piste, tout en achevant d'imposer une écriture rêche et intransigeante. Sans abandonner son visage incommode, Palace refusait de porter les haillons d'une seule et unique tradition, de se soumettre à un quelconque prêt-à-porter — par exemple ce qu'on a appelé, ici ou là, la "new-country".

Lost blues and other songs, aujourd'hui, donne la pleine mesure d'un musicien beaucoup plus varié et déconcertant que son dénuement de façade pourrait le laisser entendre : de la rude ferveur de Ohio river boat song aux magnifiques ressassements de Trudy dies, des cahots fascinants de Riding au calme précaire de Gulfshores, on peut suivre ici l'incontrôlable parcours d'un homme qui ne se refuse aucun danger. Sa musique est à la fois faite de peu et audacieuse, à la fois bien de chez elle et profondément apatride. Une musique dont on comprend un peu mieux la maturation, lorsqu'on sait qu'Oldham n'est pas ce garçon coupé du monde que ses premières chansons, farouches, griffonnées au crayon noir, semblaient révéler. Qu'il serait même un type plutôt ouvert, aux aguets, pas privé d'antennes. "J'aime la manière dont les autres cultures sont filtrées par la culture américaine", déclarait-il l'an passé dans ces pages, avant d'ajouter "Ce qui m'intéresse, c'est la relation que je peux construire avec des choses éloignées."


Photo : Renaud Monfourny

C'est ce singulier rapport aux musiques d'ici et d'ailleurs — un mélange de distance et d'extrême réceptivité — qui habite son écriture brute et affranchie. Tour à tour ou simultanément, ses chansons semblent parler le rock, le folk, le blues, la country, etc. Mais c'est à leur manière qu'elles s'en rapprochent, par bribes, réinventions, néologismes, barbarismes, borborygmes. C'est à leur manière qu'elles les restituent, comme si elles les avaient ingurgités et digérés d'une drôle de façon. Comme quelqu'un qui aurait appris des langues étrangères sans jamais sortir de chez lui, en écoutant simplement la radio, des programmes venus de l'autre bout du monde, des voix lointaines, grésillantes. Quelqu'un qui, là-dessus, avec ce matériau étrange, aurait construit son propre vocabulaire, ses propres règles de syntaxe, sans aller vérifier de plus près, sans aller consulter les dictionnaires ni les méthodes Assimil. La musique de Will Oldham est ainsi, complexe et paradoxale. Elle semble connaître la valeur des rencontres, des apports extérieurs. Elle montre à sa façon la nécessité d'explorer, de découvrir — Oldham lui-même a pas mal bourlingué. Et en même temps, elle semble dire qu'il n'est pas forcément utile de parcourir le monde, que tout se vit, se forge et se réinvente à l'intérieur de soi. C'est pour ça, peut-être, que tant de ces chansons semblent être le résultat d'une véritable aventure intime, sombre et invisible, d'une longue fusion de matériaux plutôt que d'un télescopage d'influences, d'un travail souterrain, accompli bien loin des chapelles, des dogmes, des écoles. Après ça, on aurait presque envie de dire que maigre ou pas, avec ou sans maquillage, cette musique aurait de toute façon la même force d'expression. Reste que la nudité des arrangements, leur sauvage impudeur, achève de prendre l'auditeur à la gorge. Pas forcément recherchée — Oldham l'explique avant tout par le manque de moyens —, elle épaissit le mystère d'une musique qui, curieusement, semble ne rien vouloir dissimuler et qui s'avère pourtant souvent indéchiffrable. Rien d'étonnant, au fond : Oldham sait sûrement que les trésors les plus inaccessibles sont précisément ceux qu'on exhibe en plein jour, au vu et au su de tous, qu'on ne prend pas la peine de cacher, alors que la logique et la prudence voudraient qu'ils soient mis en sûreté, à l'abri. Des chansons comme Lost blues ou West Palm Beach sont d'une richesse et d'une invention tellement nues, tellement offertes, qu'on peut à tout moment passer à côté, ne voir que l'âpreté de leur son, la violence de leur dépouillement, la crudité de leurs mots — ce qui n'est pas si mal, mais reste un brin réducteur.

Lost blues and other songs confirme encore une chose : qu'on ne peut pas écouter Palace sans être harponné par la voix de Will Oldham. Une voix brûlée vive. Qui chante comme ces mauvaises herbes encore vertes, à peine arrachées du sol, et qu'on jette au feu sans pitié : tour à tour coléreuse ou plaintive, se débattant encore au milieu des flammes ou laissant doucement tomber, dans un chuintement léger, petit courant d'air terminal, de dernier soupir en dernier soupir. Un chant d'épuisement, oui, mais aux modulations impressionnantes, infinies. L'un des rares chants qui puisse s'approcher d'aussi près de l'aboiement, de la morsure (Stable Will, effrayant), puis s'abandonner, s'assouplir, lécher ses plaies. Toujours au bord de la chute, toujours en dernière extrémité, et s'en souciant peu. Une voix qui a dépassé la peur et la révolte, qui avance sans repères ni précautions, sans craindre le danger qu'il y a à cheminer ainsi, au-delà de l'espoir et du chagrin, des illusions et des deuils. Que peut-on redouter quand on sait dire la perte, la solitude ou le simple déroulé d'une vie avec cette fragilité sans apprêt, cette cruelle honnêteté ? Quand, sur quelque morceau apparemment plus tranquille, on peut inviter ses auditeurs comme à un dernier repas, avec ce mélange de sérénité mordante et de chaleur en pente douce ? Quand on chante comme on fourragerait un ultime feu — celui qui précède l'extinction ? La voix de Will Oldham est à la fois le centre névralgique et le moteur, la quille brisée et la figure de proue d'une musique qui ne se connaît plus de réconforts, d'évidences, de chemins préconçus. A coup sûr, c'est aussi cette folle boussole qui pousse cette écriture à dépasser sans cesse ses bornes, à augmenter ses risques, à réinventer son langage. Elle est sa chance et sa perte, son guide et sa principale source d'égarement. Un astre dans un beau désastre, si l'on veut. Ainsi vit cette musique peut-être rarement ensoleillée mais solaire, irradiante et irradiée. Conviant l'auditeur à une longue et exigeante traversée du désert. Mais quand même : un désert sacrément somptueux, une étonnante terre de sécheresse et d'abondance.

Richard Robert

PALACE MUSIC Lost blues and other songs (Domino/Pias)


Toute l'actualité culturelle : musique, cinéma, livres, etc. Les Inrockuptibles
numéro 98
du 2 au 8 avril 1997
pages 44 et 45