La revue pop-moderne


Un grand merci à Jean-Paul pour les scans de cet article et des photos qui l'accompagnent.


Cristal palace


Retour sur les territoires de Will Oldham à l'occasion de la sortie de Guarapero / Lost blues 2, une nouvelle compilation qui rassemble singles obscurs, morceaux rares et inédits. D'où la dissection détaillée du contenu.



DRINKING WOMAN
Le morceau qui ouvre Guarapero / Lost blues 2 n'est autre que la face B du premier single de Palace Brothers, dont la face A, Ohio river boat song, a été retenue sur la précédente compilation, Lost blues and other songs. En réécoutant Drinking woman, on se surprend à penser que Will Oldham aurait été parfait en compositeur attitré de Billie Holiday. Ce morceau n'est rien moins qu'une "torch song", soit une chanson à la thématique imbibée, légèrement désespérée, un brin tremblante mais, au final, entêtante et extrêment séduisante.


Photo : Edie Vee

GEZUNDHEIT
LET THE WIRES RING
Deux morceaux de 1995 qui sont à l'origine sortis en catimini sur Hausmusik, label allemand "lo-fisant" toujours en activité. Gezundheit est sans doute l'un des titres les plus intéressants de Will Oldham, qui invoque, tout d'abord, le spectre de Phil Ochs, figure culte de l'activisme folk américain des années 60 : "I dreamed I saw Phil Ochs last night..." Passées les deux minutes initiales de folk acoustique, la chanson se transforme radicalement : la guitare et les plaintes du bonhomme laissent place à un collage fait de sons d'orgue, de voix sans doute subtilisées sur un quelconque disque d'illustration sonore et, surtout, du thème de Twin Peaks, avec la voix de Julee Cruise enterrée sous le crépitement d'un vinyle qui craque. Cette tentative de collage, transformant le folk de Palace en une musique concrète faite de bric et de broc, n'a malheureusement jamais été renouvelée par Oldham. Pourtant, Gezundheit nous en apprend davantage que la plupart des autres compositions sur l'univers même de Palace : mélange hybride et rare, toujours précieux, entre le classicisme un peu taré d'un Phil Ochs et les ambiance délétères et sourdes, propres à la série de David Lynch.

BIG BALLS
Attribué à Palace Contribution, ce morceau est sorti sur le label post-punk Skin Graft et faisait partie d'une série de 45 tours dédiés à... AC/DC (la face B était l'oeuvre de Zeni Geva). La reprise de Palace tient du miracle : elle transforme la machine infernale des frères Young en une délicate toile qui tient davantage du gospel que du hard rock. Cela dit, Oldham n'a jamais caché son amour pour certaines franges du metal et notamment pour des formations comme Slayer.

Drinking woman Gezundheit Big balls

FOR THE MEKONS ET AL
STABLE WILL
Deux titres joués en public, réalisés sur le single Palace live, qui font partie des classiques du répertoire "oldhamien". La version studio du premier, hommage explicite aux Mekons, figurait sur la compilation Hey Drag City, tandis que la seconde constituait l'un des tout premiers simples de Palace Brothers. Et ces versions live sont quelque peu anecdotiques face aux compositions originales.

EVERY MOTHER'S SON
NO MORE RIDES
Sorti en 1996, sans nom d'auteur, tout comme l'album Arise therefore, ce single marque une transition entre la période Palace et la suite. Il est en tout cas assez emblématique. En face A, une reprise inattendue du Every mother's son de Lynyrd Skynyrd, tout en douceur, avec des guitares qui glissent et un piano aérien. La face B, No more rides, enregistrée pour le film Land of milk and honey, offre un aspect très programmatique, comme si elle annonçait la fin d'une époque : le titre de la chanson est lui-même en rupture avec tous les morceaux qu'Oldham a consacrés à l'équitation et aux chevaux. A écouter la chanson, on se dit que les fantômes et autres obsessions qui habitaient la musique de Palace se retirent progressivement, pour laisser p(a)lace à un Will Oldham, sinon assagi, du moins proche de l'apaisement.

For the Mekons et al Every mother's son Patience

PATIENCE
TAKE HOWEVER LONG YOU WANT
La manifestation tangible de l'apaisement évoqué précèdemment. Sorti en 1997, ce 45 tours constitue le premier enregistrement à sortir sous le nom même de Will Oldham et annonce l'album Joya. Il préfigure une musique qui se vit sans tension, plutôt ancrée dans des atmosphères de campagne épanouie et non plus dévastée. Après cela, Oldham devient Bonnie 'Prince' Billy, comme si l'adoption d'un pseudo lui permettait de transcender sa musique, grâce à la distance ainsi établie, et de renouveler son art. L'album I see a darkness, le dernier en date, en est une preuve magistrale.

INEDITS
On compte six chansons inédites sur Guarapero. Deux d'entre elles, Sugarcane juice drinker et Call me a liar, proviennent d'un album jamais réalisé, lui-même intitulé... Guarapero, produit par Steve Albini et sur lequel figurent les membres de Dirty Three. D'autres proviennent des sessions radio de la BBC : O lord are you in need ? et The spider's dude is often there. The risen lord (sur un texte de DH Lawrence) et Boy you have cum datent de la période Arise therefore, l'époque où Will Oldham enregistrait avec une boîte à rythmes.
A l'écoute de Guarapero, on songe aussi aux autres projets de Will Oldham, introuvables ou toujours repoussés : certains singles portugais, ou encore cet album enregistré en Afrique et dont on n'a jamais pu rien entendre, sans doute trop vite enterré par son auteur. On se consolera en tout cas en essayant de dénicher Ode, mini-album instrumental uniquement sorti aux Etats-Unis, sur lequel l'homme livre ses compositions pour la BO d'un film du même nom, dans l'esprit même des arrangements blues folk du cultissime John Fahey.

Joseph Ghosn


La revue pop-moderne Magic
numéro 39
mars 2000
pages 36 et 37