Télérama


Ease down the road


Il y a un moment de magie blanche au milieu de ce disque. Au quatrième titre, Just to see my holly home, soudain, tel l'homme des bois solitaire enfin sorti de sa tanière, l'ami Billy mêle sa voix souvent glapissante à un choeur mi-jamboree scout, mi-fin de cuite à l'eau de vie. Cette éphémère élévation fait forcément un effet boeuf à qui fréquente l'animal depuis ses débuts, sous l'enseigne Palace Brothers. Il y a huit ans, Will Oldham entamait son premier album (opportunément réédité ces jours-ci) en confessant d'un timbre grêle : "Des mains oisives sont les instruments du démon." Une dizaine de rondelles plus tard, semées comme des ossements blêmes sur un chemin de poussière, les quelques lueurs prodiguées par Ease down the road règlent la question d'étiquetage qui pend au nez de tout artiste encore maudit. On hésitait pour le cas Will entre country squelettique et folk-blues aphasique. Il s'agissait bien de gospel malade. Psalmodies fracassées, spectrales, grattant la terre, la chair, la moindre plaie ; jérémiades interrompues par des aboiements de chien ; prières calcinées exsudant le sang, le foutre et la honte, où le blanc-bec retrouvait les accords émiettés des bluesmen d'avant-guerre, bricolait sur fond de Midwest éternellement dépressif. Cette veine-là, forcément souterraine, culmina, si l'on peut dire, avec le terrible I see a darkness (1999), diamant noir extrait du fond de la mine des mauvais jours, ode étouffée sous effigie macabre. Aucun doute, Oldham habitait bien le côté obscur de la rue, ce dark end of the street que chantaient Gram Parsons (prince oublié du country-rock, 1946-1973) ou Richard Thompson (maître artisan sous-estimé du folk-rock anglais, toujours en activité). Le revenant Johnny Cash et sa basse vieillie en fût de chêne firent du morceau-titre une version mémorable, et l'on parla un peu plus de Bonnie Prince Billy. Ease down the road arrive à point nommé. Parce que lumières, trous d'air et guitares moins rêches le rendent plus aimable que les albums précédents. Parce que l'amour d'une femme, évoqué ici et là, trouve un équivalent vocal dans le filet clair de Cathy Irwin, sur le modèle déposé jadis par Leonard Cohen avec Jennifer Warnes. Mais aussi parce que, même en voie de guérison, ce gospel malade passe toujours par le chant fiévreux d'une gorge nouée, raclant des reliefs de beauté dans les recoins d'une âme en peine. Comme on ne se refait pas, sur Sheep, la perle du lot, "massacre et mystère" mènent la danse — un genre de tarentelle vaudoue. La suite s'énonce Grand dark feeling of emptiness ("grand sentiment noir de vide"), et le vieux kid Billy continue de cultiver un côté "vol au-dessus d'un nid de coucous". Moinillon pervers, imprévisible, un peu plouc, un peu dandy, capable de mettre en musique six poèmes de Tagore pour autant d'insomniaques (Get on jolly, 2000) comme d'aguicher ici les fans de REM avec ses complaintes aux genoux écorchés. Drôle de type, grand disque.

François Gorin


Télérama Télérama
numéro 2675
du 21 au 27 avril 2001
page 71