L'illuminé du Kentucky
Du folk au grunge, ses influences musicales sont aussi multiples que ses identités. Seule certitude : Will Oldham, le p'tit gars solitaire de Louisville, est devenu, sous le nom de Bonnie Prince Billy, un chanteur unique. Intime et minimaliste. Habité.
Cet hiver, en visite à Paris, Will Oldham, alias Bonnie Prince Billy, fait savoir qu'il ne quittera pas son lit pour répondre aux questions. Entre tisane, bouillotte et édredon, la mise en scène annoncée ne présage rien de bon. Pendant longtemps, Will Oldham est resté un mystère que d'énigmatiques interviews creusaient encore — "
Je ne suis pas né pour être moi, pour répondre à votre question... Je suis né pour assembler, bricoler, disperser" (Libération, janvier 1999). D'un disque à l'autre, son identité changeait : Palace, Palace Brothers, Palace Songs, Will Oldham... L'image qu'on avait de ce chanteur fuyant finissait par se confondre avec ses compositions biscornues, grinçantes et rétives. "
J'ai longtemps pensé que j'étais seul, dit-il, que j'étais incapable de communiquer et qu'avec la musique je me retranchais un peu plus."
Or, voilà que Will Oldham se fait accueillant. Le chanteur mélancolique a renoncé à son lit : il est assis, une guitare à ses pieds. Une vapeur de musique orientale parfume la chambre. En pantalon de bûcheron et barbe de chaume, il se révèle délicieux conteur.

Photo : Renaud Monfourny
Dans le Kentucky, dont il est originaire, un comté porte le nom de sa famille. Quelques décennies ont raison d'une noblesse passée, et il grandit à Louisville, dans le quartier de Saint Matthews, si loin de tout qu'il renonce très tôt à se faire des amis. Du fond de sa chambre, le chanteur se familiarise avec la ville des bords de l'Ohio River, où trône la statue d'un Louis de France. Il serait sorti que ça n'aurait pas changé grand-chose. Will Oldham construit son monde sur des vestiges que ses chansons explorent avec délice. La vie sociale et musicale de Louisville est en lambeaux. C'est son fantôme que traque le chanteur en écoutant de manière compulsive les chansons des autres. "
J'étais fasciné par l'énergie communicative de certaines musiques, par le rock des pionniers, les comédies musicales et les chansons traditionnelles..." Il se prend ainsi de passion pour Joe Wise, un chanteur catholique de Louisville, dont il réécrit les couplets en gommant les références au sacré, pour, peu à peu, creuser son sillon de troubadour illuminé : "
Qu'elles traitent de Jésus ou de drogue, les chansons sont passionnantes par leur manière de nous amener à la rédemption, à la paix intérieure. Il n'y a pas de plus grande élévation que quand Kris Kristofferson chante Sunday morning coming down [très mélancolique évocation d'une gueule de bois carabinée, NDLR]."
A l'université, Will Oldham, qui se destine au métier d'acteur (il a tourné avec John Sayles), reste
straight : "
ni drogue ni alcool". Les escapades se font en voiture, le plus souvent à l'arrêt, de préférence la nuit. C'est ainsi qu'un ami avec lequel il disserte des heures entières sur l'histoire du rock et la "
mécanique d'une chanson" lui fait découvrir Phil Ochs, Leonard Cohen, Nick Drake, Neil Young... Du folk au hillbilly, du punk à la new wave, du ska au grunge, il absorbe tout et garde seulement de quoi rendre sa musique essentielle. L'impressionnant bazar d'influences qui est le sien s'entend peu dans ses chansons bricolées. Juste le chanteur aux prises avec lui-même, un souffle de voix plaintif et souffreteux qui installe une troublante familiarité avec son auditoire.
Avec les années, Will Oldham se met à beaucoup voyager. Il veut apprendre l'arabe pour "
avoir des idées différentes", vit dans un réduit new-yorkais avant de s'installer à Baltimore. Il y habite encore une maison "
d'une grande beauté sous ses dehors pauvres (comme mes chansons)". Dans sa chambre d'hôtel parisien, il évoque sa découverte des mélopées d'Oum Kalsoum, des musiques indonésiennes, des polyphonies bulgares... et entonne à tue-tête un air populaire de la Mafia sicilienne. Cet art de la digression est d'autant plus captivant qu'il ne passe pas la porte des studios. Will Oldham, alias Bonnie Prince Billy, a beau s'éparpiller et enregistrer comme on respire, il porte le minimalisme à son plus haut degré d'incandescence, creusant obstinément la même blessure intime. Ce qui, tout bien pesé, fait de ses chansons un idéal de blues contemporain.
Laurent Rigoulet