Vibrations : le mensuel jazz, soul & world


Kid B


Apparu sur la scène indépendante au début des années 90 comme le précurseur du renouveau country/folk d'obédience lo-fi, Will Oldham alias Bonnie 'Prince' Billy est synonyme du meilleur de la musique américaine.



Shelby County, Kentucky, 19 septembre 2000
Au fond d'un chemin de campagne envahi par les herbes folles, à mille lieues des villes et de Louisville, une maison en bois assez vaste, blanche et immobile, se dessine dans le soleil de fin d'après-midi. David Pajo, ami de toujours et musicien indéfectible, cherche son boomerang dans une haie qui sépare, hésitante, le jardin des champs avoisinants. Le break Volvo crème se range sous un arbre centenaire, l'autocollant Royal Trux qui a servi de point de mire depuis Louisville lance un dernier reflet argenté dans la pureté du ciel du Kentucky. En descendent Will Oldham, polo blanc, pantalon rouge, cheveux courts, tarte aux pommes et cassette vidéo de Pantera sous le bras, et Ned, son frère au polo mauve, qu'il vient d'aller prendre à l'aéroport de Louisville, en provenance de Baltimore, où Will réside également. Ned doit jouer sur Break of Day, morceau de l'album en préparation. Entre le hamac et les peaux de serpent desséchées, on entre dans la maison par la porte arrière.

A l'intérieur, on retrouve Paul Oldham, l'occupant de cette batisse familiale, et Matt Sweeney, guitariste du groupe new-yorkais Chavez, venu prêter main forte pour les sessions d'enregistrement maison du nouvel album de Bonnie 'Prince' Billie. Après une baignade hasardeuse dans un semblant d'étang boueux, Will et les gars barbotant comme sur la pochette de Spiderland de Slint, le temps semble s'arrêter sur le porche. Le soleil n'en finit pas de répandre ses rayons bleus sur un Kentucky radieux, pays de naissance de la musique bluegrass, l'herbe bleue du soleil couchant, heure à laquelle les musiciens se réunissent après une journée aux champs, celle-là même que l'on a sous les yeux. Un moment d'éternité passe, beau et simple. Deux bouteilles de Bordeaux et quelques côtes de porc en sandwich barbecue plus tard, on parle de l'Alabama, des albums d'OV Wright, de ceux de Charlie Rich sur Hi Records ainsi que du disque qui s'enregistre ici, comme on avait pu l'imaginer, à l'ancienne et à la coule.

Batterie et percussion dans la salle à manger, guitare et basse dans le salon et chant à perte de vue sur la campagne, cet alhum ne concède rien à aucune mode musicale, fidèle à une authentique vision artistique. L'enregistrement de ces sessions ad hoc par Paul est impeccable, de même que les lignes de basse de Ned, que Will dirige par onomatopées, yeux clos et casque sur les oreilles. Break of day éblouit par son ton élégiaque et Ease down the road est trop élevé pour la concurrence. On ressent une maturité nouvelle, ainsi qu'une maîtrise d'écriture remarquable à l'écoute de ces nouvelles compositions. "Cet album sonnera de manière significativement différente. J'y ai travaillé constamment car de temps en temps, je procède de manière beaucoup plus méticuleuse que ce que j'enregistre habituellement. Il convient parfois de pas être familier ou fidèle avec tous les aspects d'une chanson afin que l'énergie de l'enregistrement provienne de ces découvertes. Ce disque ne sera pas fait ainsi, j'ai travaillé chaque jour sur ces chansons et ce pendant plusieurs mois". Au regard de la décontraction de ces sessions, on se demande ce qu'il en aurait été si cela s'était passé comme d'habitude. Les sessions se poursuivent une partie de la nuit alors que David Pajo s'endort dans un sac à dos à même le sol, bercé par le silence immaculé de la campagne du Kentucky. Les lumières de Louisville, très tard dans la nuit, apparaissent bien fades au regard de ce que l'on a écouté ce soir.


Photo : Philippe Mazzoni

Bordeaux. Décembre 2000
Trois mois plus tard, l'album fini confirme la première impression, encore plus favorable que cet instant d'éternité sur le porche de la maison de Moody Pike. Ease down the road constitue un développement majeur dans l'oeuvre de Will Oldham, un disque beaucoup plus apaisé, lumineux et coloré que ses précédents opus, phare qui éclaire le royaume de l'anti-folk de sa sensibilité post-moderne. Que de chemin parcouru depuis la route désolée de There is no-one what will take care of you, premier album sorti en 1993 ! Pourtant, les émotions à fleurs de peau sont toujours omniprésentes, aucune concession n'ayant été faite à une quelconque forme de facilité musicale, si ce n'est une fluidité de plus en plus évidente, fruit d'une évolution naturelle. Déclarer Will Oldham nouvel avatar de la pureté appalachienne est absurde, non pas parce qu'il est un riche gosse de la ville qui ne sait pas chanter, mais parce que sa pureté est une affectation candide, une variation standard et une vieille propension alternative à l'agoraphobie et à l'inaptitude comme preuve d'une supériorité spirituelle, écrit, envieux, Robert Christgau à propos de son dernier album.

A contrario, cette facilité également désarmante à faire siennes des compositions traditionnelles, que ce soit des poèmes indiens, du folklore irlandais, de la musique arabe, du reggae (superbe reprise du Strange things de John Holt sur un récent EP confidentiel) ou du bluegrass, fait de Will Oldham un interprète hors pair, pas plus riche gosse de la ville que Dylan débarquant à New York, en provenance de Duluth. La force de ses compositions originales et de ces enregistrements ad hoc atteint aujourd'hui une telle amplitude que la comparaison avec Zimmermann n'est pas déplacée, les années 60 ayant juste été une période beaucoup plus propice et ouverte pour développer une musique mélangeant l'original et le traditionnel. Ce statut de songwriter classique (comme Ease down the road et ses 12 titres en 45 minutes) a été entre autres entériné par Johnny Cash qui a repris I see a darkness sur son magnifique dernier album, American III : solitary man. "La production de Johnny Cash m'a appelé pour me dire qu'il voulait reprendre I see a darkness. Je suis parti à Los Angeles aux studios American, un manoir sur les hauteurs de Beverly Hills, pour assister à l'enregistrement même s'il n'était pas prévu initialement que je chante sur ce morceau".


Photo : Philippe Mazzoni

Dublin. 21 janvier 2001
C'est en Irlande que Will Oldham doit donner les premiers concerts relatifs à ce huitième album, en marge d'une tournée promotionnelle européenne. Accompagné par David Pajo, co-producteur de cet album au pédigrée prestigieux (Slint, Tortoise, The For Carnation et son récent projet solo Papa M), Will Oldham a joué la veille, en catimini, dans une annexe de Vicar Street, la salle de concert de ce soir. On le retrouve barbu, fort détendu, dans un hôtel américanisé du centre-ville pendant que les cloches catholiques battent le rappel des ouailles. C'est Journey through the secret life of plants de Stevie Wonder qui passe sur le petit magnétophone, "une cassette pourrie achetée dans une station-service en Amérique, car j'adore sillonner le pays en voiture". La cassette lance la conversation sur les rails de ces disques étranges ou obscurs, comme cet unique album de John Phillips ou les premiers albums introuvables de Paul Brady, un chanteur de folk irlandais influencé par la musique du Moyen Orient qu'il nous fait écouter, visiblement ravi. Le dialogue évolue alors vers le cinéma (Will a joué dans Matewan et Thousand pieces of gold avant de se lancer dans la musique sous le nom de Box of Chocolate, son premier groupe), des films de Bertrand Blier aux prestations d'acteur franchouillardes de Gérard Depardieu, en passant par ses compositions pour des bandes originales de film ainsi qu'un nouveau projet de film avec Harmony Korine (il figure également dans Julian donkey boy). Cet aspect plus décontracté de sa personnalité trouve vraisemblablement son origine dans un séjour prolongé à Cuba.

"Nous avons donné deux concerts assez étranges à Cuba an printemps dernier, à La Havane et à Pinar Del Rio. Ils ont été organisé par mon ami Robert Arrelano, qui participe à beaucoup de mes disques. On a donc coustitué un grand groupe ad hoc, on a joué certaines de ses chansons, certaines des miennes, certaines de David Pajo, et celles du groupe de mon frère Paul. Nous étions onze à voyager et six sur scène. On a dû demander des licences au gouvernement américain pour aller jouer là-bas. C'est plus facile d'aller à Cuba pour des artistes et des universitaires que pour des hommes d'affaires, mais c'est toujours un processus bureaucratique long et désagréable. Ce séjour à Cuba était très chouette. C'était mon deuxième voyage là-bas et le premier légal et professionnel. Ce fut l'une de mes meilleures expériences. C'est un pays extrêmement ouvert. On y reçoit des stimulations naturelles et humaines au lieu de stimulations commerciales. Cela vous fait réfléchir qu'à l'époque d'avant la radio et la télévision, les gens étaient en quête de ce genre de stimulations. On ne retrouve plus cela dans les rues européennes ou américaines aujourd'hui."


Photo : Philippe Mazzoni

Dans les rues grises de Dublin, il parle de ses projets de collaboration avec PJ Harvey (il reprend également Sweeter than anything sur ce fameux EP Live au Palais des Congrès), prélude à une reconnaissance internationale annoncée, qui dépassera les seules frontières, souvent trop réductrices, de la scène indépendante. Ce succès ne semble pas l'effrayer, juste récompense d'une oeuvre sans compromission. En remontant Dame Street, l'artère principale dublinoise, on gagne la salle de concert où la fébrilité commence à gagner les organisateurs, les membres de U2 ayant promis d'assister au concert de ce soir. La balance est expédiée en un tour de main, une guitare électrique à accorder et quelques vocalises à exécuter, en accord avec sa musique qu'il qualifie de "vocale", citant comme influence aussi bien Charles Aznavour que les Minutemen ou Dick Gaughan. David Pajo n'est pas en reste et les deux amis répètent brièvement pour quelques titres en duo.

Dans le bar contigu à la salle, les fans se pressent pour discuter avec leur héros. Le public irlandais se reconnaît dans ses compositions folk qui mêlent chansons modernes et traditionnelles, la salle est comble, soit 800 personnes venues entendre son tour de chant. Après une première partie encourageante en la personne de Paul O'Reilly, rencontre de Durutti Column et de Nick Drake dont on risque de reparler prochainement, David Pajo monte sur scène, heureux comme un gosse qui vient de faire l'école buissonnière. Encouragé par son ami Will, il s'est mis au chant, après des années de composition instrumentale. Arrive enfin Will Oldham engoncé dans un long manteau, bonnet polaire, lunettes seventies et toute barbe dehors, pour faire les choeurs sur une transformation de Blowin' in the wind de Dylan, en un hilarant Pissin' in the wind. Le roi est mort, le Prince prend alors la scène, débarrassé de ses oripeaux, avec pour seules armes une guitare électrique aussi réservée qu'imagée sur des séries infinies de deux accords, et sa voix, expressive en diable, chaque grimace traduisant une émotion à vif. L'alcool, l'amour, la religion, le pêché, la joie de vivre et le plaisir de jouer et de chanter ("la seule chose que je sache faire") traversent la salle durant cette heure et quart admirable. En guise de rappel, David Pajo le rejoint sur scène, dans une robe multicolore trouvée backstage, pour une nouvelle version de Pissin' in the wind. Le public est ravi, deux autres rappels le combleront à peine.

Il faut plus d'une heure pour évacuer la salle, le culte semble bel et bien en marche à Dublin, en direction d'un pub local apparemment fermé mais dont les portes s'ouvrent, comme par enchantement, pour laisser passer quelques rescapés de Vicar Street. Là dans un décor typiquement irlandais, les verres de bière et de vin rouge se remplissent et se vident à des vitesses stupéfiantes. Une guitare passe de main en main pour célébrer les deux héros de la soirée. Lawrence, patron de Domino, sa maison de disques européenne confie ses espoirs quant à Ease down the road, l'album le plus accessible et probablement le plus abouti du Prince du Kentucky. Tard dans la nuit, Will prend la guitare et renvoie ses hommages aux locaux, interprétant entre autres morceaux, une saisissante version d'une chanson des Cranberries. Dehors, il est cinq heures et Dublin s'éveille, légèrement bercée par la pluie hivernale. Ici ou ailleurs, les chansons de Will Oldham en font une référence majeure de la musique américaine actuelle.

Florent Mazzoleni


Vibrations : le mensuel jazz, soul & world Vibrations
numéro 32
mars 2001
pages 37 à 40