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Days in the wake


"When you have nobody, nobody can hurt you" (Quand tu n'as personne, personne ne peut te blesser). On ne s'approprie pas facilement de tels mots — les premiers à venir cingler ceux qui s'aventureront sur ces terres —, de pareilles phrases sur lesquelles il ne reste rien à ronger. Qu'il est tentant, pourtant, d'y déceler comme le reflet de notre petite vie d'auditeur, longtemps solitaire avant d'être blessée par la griffe des Palace Brothers. De toutes ces années passées à ouvrir notre porte, à accueillir jovialement des disques qui nous parlaient sans forcément nous tenir compagnie, ou nous désarmaient sans nous égratigner. Nous n'oublierons sûrement pas le jour où nous sommes allés cogner au carreau de ce gîte-là, pas répertorié, pas classé. La pire terre d'accueil — de la rocaille et pas de soleil —, habitée par les pires hôtes qui soient — pas un mot de réconfort, pas un clin d'oeil — et pourtant le premier refuge où l'on ira courir ventre à terre pour y écorcher un peu nos habitudes. Aujourd'hui, il suffira de nous parler d'actualité chargée et riche de promesses pour que surgisse l'envie de venir s'installer à cette table-là, malgré les gamelles trouées et le service déplorable. Plus démuni que jamais, le palace — et pas seulement parce que l'on n'y croise plus que Will Oldham, seul, et sa guitare, sèche. Dans la terrassante nudité de There is no-one what will take care of you, on relevait encore quelques signes d'ivresse — l'ivresse écrasante de la frustration, loin de la pyrotechnie verbale, du croustillant des brèves de comptoir. Days in the wake, hormis la folie dure de Come a little dog, flanque surtout la frousse par sa sobriété tendue. Dès You will miss me when I burn, on voudrait prévenir les visiteurs que prendre cette route n'est pas sans danger : attention, I send my love to you, chanson d'amour sans riposte possible ; prudence, All is grace, baume venimeux. Ce n'est pas que Days in the wake débarque l'épée à la main, rêve d'invasion, de conquête. Au contraire, il rend les armes d'entrée. Mais derrière la capitulation — ses dix chansons, Oldham les jette à nos pieds —, apparaissent bientôt tous les signes de victoire : celui qui pénètre ici plein aux as court au casse-pipe, il n'y trouvera aucun repère. Naïveté jetée au ruisseau, complaisance mise au rebut, Will Oldham ne laisse pas ses chansons s'épanouir, il les saisit dans leur splendide amenuisement : aucun détail, aucun arrière-plan, aucune perspective et donc aucune ligne de fuite, aucune prise pour l'oreille. On songera alors à l'avenir de cette musique en frémissant puisqu'on ne sait si, dans un futur proche, elle saura survivre : quelle sera la prochaine étape ? Une guitare éclopée soutenant une voix de poitrinaire ou l'un de ces aboiements rauques qui ponctuent Come a little dog ? Puis une guitare seule, orpheline ? Puis le silence ? Dans dix ans, nous réécouterons Days in the wake en nous souvenant peut-être d'un monde où Will Oldham parlait encore.

Richart Robert

PALACE BROTHERS Days in the wake (Domino/Semantic)


Toute l'actualité culturelle : musique, cinéma, livres, etc. Les Inrockuptibles
numéro 59
octobre 1994
page 76