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Bonnie par coeur


Will Oldham a beau changer, ses chansons le trahissent, même quand elles s'éloignent de la country éplorée.



Bonnie 'Prince' Billy, ou l'homme qui se faisait appeler Will Oldham. Récemment, on l'a vu en photo avec le cheveu long, la barbe fournie, le regard caché derrière des lunettes fumées. Incognito, méconnaissable, un homme en fuite.

Depuis six ans, on a croisé Will Oldham sous une bonne demi-douzaine d'identités — il a même sorti des 45t anonymes. Will Oldham aimerait que son nom soit Personne. Peine perdue. Car on (re)connaît Bonnie par coeur. A son coeur inconsolable, à ses chansons de contrition qu'on écoute avec compassion, à sa propension a sortir des albums qui se ressemblent sans s'assembler, qui opacifient une discographie tendant doucement mais sûrement vers la déréliction et, pour l'auditeur, les regrets éternels. Car, au fil des années, enfer et damnation, il est devenu évident que Will Oldham ne sortirait plus jamais de There is no-one what will take care of you, son cataclysmique chef-d'oeuvre country new-wave de 1993. On peut même penser que c'est ce qu'il fuit : le boulet du disque insurpassable, la lourde responsabilité d'avoir un jour enfanté une nouvelle façon de jouer de la musique country.


Photo : inconnu

Depuis, Will Oldham chante souvent comme s'il cherchait à se protéger de l'orage qu'il a déclenché, en position de repli par peur de se brûler les ailes. Dans le sillage de l'album Joya (avec plus de pics), Will Oldham ressemble ici à un cavalier dans la brume, une silhouette sur la ligne d'horizon. Sa musique passe en douce, comme un écho, fantôme de ce qu'elle a pu être. I see a darkness est suffisamment éloigné de la country pour que Will Oldham envisage de jouer un titre aux intonations arabisantes (Death to everyone) et même un simili-reggae (Madeleine-Mary). Par association d'idées, on pense alors à Egyptian reggae et à Jonathan Richman. En nettement moins drôle cependant — et puis, Jonathan Richman n'a jamais porté la barbe. Comme Jojo, Will a commencé sa carrière par un chef-d'oeuvre suivi de disques moins importants. Comme (parfois) Jojo, WiIl semble accorder une importance relative à ses accompagnateurs : ici, un groupe bonne pâte à modeler de la musique, qui semble improviser à tâtons, sans parti pris formel en particulier. Comme celles de Jojo, les mélodies et la voix de Will sont immédiatement identifiables. En s'accrochant à cette dernière, belle et délavée comme une vieille paire de jeans, on s'aperçoit que les musiciens ici présents jouent exactement comme Will Oldham chante — atténué, exténué, peu — et que la frustration générée par l'album provient de l'absence de frictions entre le chanteur et sa musique. Depuis le début, les chansons de Will Oldham sont identiques, seule l'interprétation change. I see a darkness est alors l'album d'un chanteur égal à lui-même, mais accompagné par des musiciens moins convaincants que d'habitude (personne n'était donc foutu de jouer de la pedal-steel, dans ce groupe ?). Conclusion : comme Jojo, Will n'est jamais aussi bon que seul avec sa guitare acoustique.

Stéphane Deschamps

BONNIE 'PRINCE' BILLY I see a darkness (Domino/Labels)


Toute l'actualité culturelle : musique, cinéma, livres, etc. Les Inrockuptibles
numéro 182
du 20 au 26 janvier 1999
page 44