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Délivrance


La mini-star de la country underground Will Oldham est devenue, le temps du lumineux I see a darkness, Bonnie "Prince" Billy : un type chaleureux et au coeur léger, dont les chansons font d'énormes efforts d'hospitalité. Retour sur la carrière déjà séminale de ce Neil Young d'une génération, comique troupier de la désespérance.



Will Oldham est entré en force dans la vie de certains d'entre nous : par la route poussiéreuse qui ornait le dos de la pochette du premier album de ses Palace Brothers. On ne l'avait pourtant pas vu venir, certains que la country ne pouvait décemment pas être une musique pour nous. Dans les sacoches loqueteuses de son canasson épuisé par la traversée du désert, Will Oldham trimballait pourtant de ces pépites dont la pureté aveugla. Bizarre comme une rencontre fortuite sur le bord d'une route déserte peut secouer des certitudes : Will Oldham fut le passeur qui nous fit découvrir que, bien avant les fiers-à-bras de Nashville et leur cirque macho, la country n'avait pas toujours porté des vestes à franges et des bottines en peau de couilles de taureau. Qu'elle était, comme nous, née toute nue, naïve et effrayée, sensible et tendre. On doit ainsi à Will Oldham un bouleversant voyage dans les entrailles de l'Americana, des rencontres importantes : Townes Van Zandt, Jimmie Rodgers, les Louvin Brothers, la Carter Family, des dizaines de chansons d'hommes tristes, enregistrées pour la plupart avant Hiroshima — certaines compilées dans un coffret où on se réfugie souvent : le plantureux Anthology of American folk music.

Rencontrer Will Oldham était donc toujours une partie de plaisir. Instruit et curieux de tout, l'homme de Palace savait recevoir sans chichi mais avec chaleur. Will Oldham n'était pas l'autiste que sa musique suggérait. Sa conversation pouvait même être virevoltante, rieuse — pour peu que l'on ne soit ni journaliste ni fan. Ce qui était, malheureusement, notre cas. "Je déteste qu'on vienne me dire que l'on aime mes disques en croyant que ça me fera plaisir. Si l'on est vraiment touché par ma musique, alors qu'on le prouve de façon concrète, en me donnant un billet de 5 dollars ou en me payant un verre. Tous ces groupes que j'ai influencés, je ne le prends pas comme un honneur mais comme un vol. L'admiration ou la flatterie, ça ne paie pas le manger."

Voilà pour ceux qui auraient intronisé un peu vite Will Oldham parrain de tout un pan du nouveau rock américain, tuteur d'une génération de cowboys amochés : le terrible Another day full of dread, sur son nouvel album I see a darkness, provoque en duel tous les faussaires de ce qu'on appelle, faute de mieux, la melancountry ou le cow-punk ("Il me faut être le parrain/De tous ceux qui se présentent").

On nous avait pourtant dit que Will Oldham, depuis qu'il avait quitté sa cambrousse pour New York, avait fait de gros efforts de civilité. Qu'il était devenu affable et qu'il considérait le questionnement comme une activité honnête, le journalisme comme un métier digne. "Je n'ai aucune animosité envers les journalistes. Seulement, je ne sais pas quoi repondre à la plupart de leurs questions. Et mentir pour meubler, j'en suis incapable", prévient-il.

On le retrouve dans le Bargain District de Manhattan, une poignée de rues hautes en couleur qui résistent à la gangrène yuppie-Javel et où Will Oldham, d'un café cubain à une taverne irlandaise, possède ses habitudes. Des signes ne trompent pas quand on le questionne en détail, sa lèvre supérieure est d'abord prise d'un tremblement, puis s'affole avant de se raidir et d'interdire strictement le passage des mots. Une demi-heure de questions se heurteront ainsi à la dure loi du silence, avant qu’on ne trouve une astuce absurde : dire à Will Oldham qu'on ne lui adressera plus la parole, qu'on ne parlera plus désormais qu'à Bonnie "Prince" Billy, le pseudo qu'il s'est trouvé, sans raison, pour son nouvel album. "Le disque de Bonnie "Prince" Billy est facile d'accès, alors je dois l'être moi aussi", répond-il alors.

C'est très étrange, une schizophrénie en action. Soudain, Will, enfin Bonnie, retrouve sa langue, son sourire. Et accepte de parler de cet étrange jeu sur les masques qui, en six ans, lui a déjà fait endosser ces différents patronymes : Box 0f Chocolates, Sundowners, Rising Shotgun, Palace Brothers, Palace Music, Palace, Will Oldham ou Bonnie "Prince" Billy. "L'absurdité, c'est d'enregistrer toujours sous le même nom, d'accepter l'idée de carrière, de routine. Chaque disque doit sortir sous un nom différent. C'est le seul moyen de se remettre en question à chaque fois. Je détesterais que l'on achète mes disques par fidélité, par habitude. Changer sans arrêt de nom, c'est aussi une façon de montrer aux gens que ces chansons ne racontent pas la vie d'une personne en particulier. Ce n'est en aucun cas mon journal intime."

A travers ces différentes crises d'identité, une constante pourtant : des musiciens servent régulièrement de refuge, de home sweet home, de phares. Une liste de fidèles où l'on compte bien entendu le producteur Steve Albini, les deux frères Ned et Paul et quelques amis de lycée, avec lesquels il tissa dans son Kentucky natal des liens robustes d'amitié, en s'échangeant des disques — de la musique industrielle à la country, de Neil Young aux Misfits. Des copains qui créeront, avant de partir à Chicago pour y truster l'extraordinaire underground de la ville, leur propre groupe, Slint, dont l'Amérique mesure encore, dix ans après, les contrecoups — Will Oldham, pour l'anecdote, signa la photo de pochette de leur plus important album, l'intouchable Spiderland.

Grâce à cette nébuleuse de rescapés de Louisville, Will Oldham possède aujourd'hui, comme Neil Young, son Crazy Horse à lui. Un endroit où se régénérer en se protégeant de l'extérieur, où panser ses plaies dans l'amitié avant de nouveaux voyages en solitaire — on le dit et on le répète : Will Oldham est le Neil Young d'une génération. "Ils sont ma famille, j'en connais certains depuis mes 12 ans... Jamais je n'aurais cru que nous resterions en contact. De toute façon, j'étais certain de mourir à 21 ans. Et, finalement, je suis réellement mort à 21 ans : jusqu'à cet âge, je ne pensais qu'à ma carrière dans le théatre, le cinéma. Mais à 21 ans, j'ai tué l'acteur, et je suis devenu le chanteur. Sans mes amis, sans mes frères, je n'aurais jamais eu la possibilité de ressusciter. Ce sont eux qui m'ont permis de m'extirper du cinéma pour me faire vivre mes rêves de musique."


Photo : Renaud Monfourny

Ce besoin de famille fut, longtemps, largement documenté par les textes terribles de Will Oldham, ceux de O Paul, Stable Will ou l'effrayant I had a good mother and father... Un bon père et une bonne mère "qui m’ont montré le bon exemple/En me disant comment prier", dit la chanson, dont on ne sait toujours pas si elle règle des comptes féroces avec ce paternel avocat, descendant d'une invraisemblable lignée de colons qui donnèrent leur nom à ce coin du Kentucky où Will Oldham a grandi : le Oldham County. Une tradition familiale un rien pesante — le grand-père Oldham, obstétricien, a mis au monde la plupart des enfants du coin —, de celles qui interdisent tout anonymat et à laquelle Will Oldham tenta régulièrement de fausser compagnie. "Pendant des années, je n'ai jamais dormi deux semaines de suite dans le même lit. Je ne voulais pas de routine, pas d'habitude. Un jour, il sera l'heure de s'installer, mais je sais ce que ça impliquera comme danger : plus question d'écrire, de composer. Je ne veux pas avoir de vie de famille, une maison où élever mes enfants. Je veux des enfants, mais dans plusieurs villes, ne pas forcément bien les connaître, être un étranger pour eux."

C'est pourtant au point de départ que revient I see a darkness : pour faire ses adieux au Kentucky, à la campagne, Will Oldham a enregistré — comme l'immortel album de Palace Brothers There is no-one what will take care of you — son nouveau disque dans un rassurant chalet de rondins, ses deux frères sous la main. Façon de se rassurer avant, comme dirait Cohen, de prendre Manhattan. "Gamin, je rêvais de vivre à New York. Pas pour la musique — car il ne se passe vraiment rien ici —, mais pour l'excitation. La nature ? Mais je l'ai encore en moi, je me souviens très bien de la nature, alors elle ne me manque pas. Tout ce qui me manque de la campagne, c'est la chasse et la pêche. Tirer des canards, des pigeons, des cailles ou sortir des truites ou des perches... Mais j'avais besoin de me mettre en danger."

Il y a bien longtemps, sur sa plus belle chanson (For the Mekons et al), Will Oldham s'adressait ainsi aux Mekons, son groupe fétiche : "L'heure de raccrocher est-elle vraiment venue ? Ce sont pourtant votre lassitude et votre tristesse qui me permettrent de tenir." Le genre de choses que l'on dirait volontiers à Will Oldham alors qu'il semble vouloir faire la paix avec ses démons et rentrer, à sa drôle de façon, dans le rang — faire des chansons avec des refrains, des ponts au lieu de gués hasardeux. Car ici, Will Oldham fréquente pour la première fois un classicisme ancien et distingué (celui du Band ou de Gram Parsons).

Habitué à se vêtir de haillons, l'élégance de son songwriting n'en est que plus flagrante. "Pour ce disque, j'ai eu envie de faire les choses de façon plus traditionnelle — un mot que je haïssais avant. Car Bonnie "Prince" BilIy est plus généreux que Will Oldham, il cherche plus à plaire, il prend plus de risques. Et j'ai découvert que chanter un refrain, ce n'était pas désagréable. Je me suis autorisé à écrire des choses que je n'aurais jamais envisagées pour moi-même. Et puis, lui, au moins, il est plus marrant que Will Oldham. Il a écouté en boucle Darkness on the edge of town de Springsteen et des vieux enregistrements de Bob Marley. Ça s'entends. Ça lui a tellement plu que, dans le futur, Will Oldham deviendra peut-être plus compositeur qu'interprète... Pour cela, il faudrait qu'écrire devienne pour moi un tour de main, un artisanat maîtrisé. C'est, pour l'instant, quelque chose qui m'échappe toujours. Alors je ne tente pas le diable : je n'écris qu’en cas de besoin, uniquement si on me propose un disque. Composer, ce n'est jamais un plaisir, un jeu. C'est pourquoi je n’ai jamais fait partie d'un groupe, adolescent. Pour m'éclater, je préfère la danse ou la conversation. Jouer de la musique, ce n'est pas de la communication, pas un plaisir. L'unique joie, c’est de chanter. A la maison, je le fais en permanence. Beaucoup de choses sont plus faciles à dire en chantant qu'en parlant."

Fin du désert, début de la civilisation : c'est là, entre chien domestique et loup solitaire, que se débat l'insidieux I see a darkness. Will Oldham sort de son pré carré — un grand Ouest plein de chardons —, mais sans vraiment s'en éloigner. Surprise : dehors, il y a de la lumière. "Dans les coins, il y a de la lumière", prévenait il y a des années I will miss me when I burn. Cette fois-ci, la lumière est partout, elle brûle un peu les yeux de ces mélodies pas habituées à ça et irradie un disque d'une beauté toujours sauvageonne, mais mieux peignée.

De la lumière dans les coins : une façon de dire que, même dans les tunnels, on peut se poiler. On le soupçonnait, on en a ici la confirmation : Will Oldham est un déconneur. D'ailleurs, on est certains qu'il méprise l'armée de pleurnichards levée par ses chansons accablées, ses histoires à pleurer debout sur son cheval. "Jamais je ne leur dirai ce que j'écoute chez moi. Je n'ai pas envie de me justifier, d'affronter leurs a priori et leur hostilité face à certaines musiques. J'aurais beau leur expliquer mon amour pour les disques de Maria Carey, ils ne me croiraient pas." Du coup, on est presque certains que ces additions de malheur, cette façon d'envisager systématiquement le pire forment un effet comique. Une manière d'humour noir foncé, sadique et macabre, dont I see a darkness pourrait être la chute, l'exagération ultime. Trop gros pour être vrais, ces Death to everyone, ces Another day full of dreadMort à tout le monde et Un autre jour d’angoisse, franchement... On a d'ailleurs une preuve que Will Oldham est un boute-en-train : son film préféré du moment est Mary à tout prix, et il jure que les frères Farrelly seraient parmi les seuls à pouvoir le convaincre de reprendre une carrière d'acteur fauchée en pleine gloire naissante, après un film pour John Sayles — dont le Lone star aurait parfaitement accompagné I see a darkness.

L'immense subtilité de Will Oldham est aussi celle des frères Coen : comme dans Fargo, on a ici le choix entre rire et être bouleversé, souvent les deux à la fois. Dans le noir de I see a darkness, on y voit très clair : c'est d'une beauté aveuglante. Car, cette fois-ci, la mélancolie sait se faire hospitalière, sort des fauteuils et des manières, histoire de ne pas nous laisser là, sur le perron, à peine admis, en tout cas reçus sans chaleur, en gêneurs, en intrus. "Black, you are my enemy", chante d'ailleurs Will Oldham sur un chant de rédemption, un chant fiévreux de survivant — avant d'admettre la défaite ("Black et moi, nous sommes désormais inséparables").

"II y a beaucoup plus d'humour sur I see a darkness que sur les précédents album, Arise therefore et Joya, qui étaient franchement minés. Il fallait que je purge mon système de toutes ces idées noires. A cette époque, je n'en pouvais plus de lutter, même à mon petit niveau, contre l'absurdité des règles de l'industrie du disque. J'étais tellement fatigué que je voulais tout plaquer, j'ai envisagé d'écrire des livres, mais personne ne lit plus de livres en Amérique. J'aurais pu revenir au cinéma, mais il n'y a plus de direction d'acteurs en Amérique, à part chez Ferrara ou Scorsese... Alors je suis revenu à la seule chose que je sais faire : écrire des chansons. Et encore, même ça, ce n'est pas très naturel pour moi, c'est un travail harassant."

Quand on demande, finalement, ce que sera la prochaine étape de son écriture après ce considérable réchauffement, Will Oldham répond posément, la réponse visiblement tournée plus de sept cents fois dans sa tête : "Fausser compagnie à cette fichue inspiration pour, enfin, ne plus avoir à écrire ces chansons. M'assécher serait un bonheur une délivrance. Je pourrais ainsi prendre ma retraite et passer mes journées à apprendre le surf."

JD Beauvallet

BONNIE 'PRINCE’ BILLY I see a darkness (Domino/Labels)


Toute l'actualité culturelle : musique, cinéma, livres, etc. Les Inrockuptibles
numéro 182
du 20 au 26 janvier 1999
pages 28 à 30