Libération


I see a darkness


I see a darkness se présente comme un album très cohérent : unité de ton (pathos macabre) ; confinement mais variété paradoxale des atmosphères, des cadences et des arrangements ; livret soigné. Un morceau pourrait presque être du Beach Boy malade Brian Wilson duettisant en chambre (matelassée) avec le horla de Syd Barrett. Mais ce ne sont que des re-re de Bonnie 'Prince' Oldham ; c'est-à-dire que notre homme a enregistré sa partie chantée, puis rechanté en polyphonie recluse dessus. Cela fait toujours de l'effet, comme si l'on entendait les voix qu'entend le chanteur.

Les titres, en eux-mêmes, sont parlants, comme les dessins charbonnés (un rictus de momie, un corbeau, des pendus). Au petit bonheur : "Noirceur", "Un autre jour plein d'effroi", "Pluie", "Je vois l'ombre", "Tout le monde mort"... Ce sont des manières de capucines atroces, des chants de marins gémis par des mousses qu'on aurait trop tirés à la courte paille (A minor place), comptines de lavabo balbutiés à plaisir (Raining in darling), entre deux velléités cadencées (Today I was an evil one). "On dirait que le vieil oncle gaga est venu tapoter le piano", dit un fan de l'introduction. Quant au morceau-titre, I see a darkness, véritable enterrement pop, Bonnie Willie y atteint à une qualité expressive poignante : la peine effleurée là, caressée comme un velours de misère, touche au coeur ; de cette entreprise en atmosphère pathétique raréfiée et au coeur tout court. Adresse à un ami ("du moins, c'est ce que tu m'as dit"), le texte parle d'amour éperdu de l'humanité, puis d'une épouvante secrète qui s'en mêle, ici confiée, masse d'ombre engloutissant l'âme du chanteur paniqué, contre laquelle il ne reste que le recours de l'amour... A ce point, l'auditeur a les yeux qui piquent, s'il n'éteint pas.

Parfois, la rengaine s'enfonce et bluese. Exemple : Song for the new breed. Ou bien le rock menace, Madeleine-Mary hausse le ton et plaque carrément du riff avec écho. Mais l'orchestration intimiste tend plutôt aux claviers. Du piano à l'étude, voilà Knockturne. Le livret précieusement dessiné crédite le personnel suivant : Bob Arellano, Colin Gagon, Peter Townsend, Paul Oldham, mais faut-il y croire ?

D'Appalaches effritées en Dakota Hotel endeuillé, Death to everyone ("is gonna come") met tout le monde d'accord, en point d'orgue fatal. La nouveauté tient finalement d'abord au chant, valorisé, jusqu'aux effets d'harmonies vocales signalés : Nomadic revery (all around) saisit, s'envole en tournoyant, avec des ravissements de couacs.

Bayon

BONNIE 'PRINCE' BILLY I see a darkness (Labels)


Libération
18 janvier 1999