Libération


Bonnie 'Prince' Billy, le rock opaque


Idées noires et folk-blues blafard : qui est cet antihéros américain sans âge ni voix, aperçu sous le nom de Palace ? Eléments de réponse avant concert.



A peine formée, dirait-on, avec le chant informe, cette musique évoque au choix puérilité ou sénescence, le mysticisme mièvre sur fond de simplicité d'esprit. Le timbre mal assuré grelotte dans le fausset. Les arrangements suivent ternement. La figure surprise au coin d'une photo rosâtre, de migrant dégarni avec un brin de moustache sur des dents de lapin, n'arrange rien. Le tout, comprenne qui pourra, peut complaire, accompagner le décours d'une journée de novembre, janvier... Jusqu'à l'entêtement, l'envoûtement. Entraînant en traînant. Bienvenue dans le monde morne de Bonnie 'Prince' Billy.

Quel nom, pour commencer — on devrait dire : pour finir. Rap, funk ? Mais non. Robert Wyatt, chanteur du groupe free-pop Soft Machine, trouva un jour sa voix en s'envolant par la fenêtre drogué pour redescendre paralysé ; le brouet de couinements claustraux issu de ce "trip" annonce le rock à Billy. Au fait, sous ce titre de Bonny 'Prince', Billy se cache bien inutilement l'inconnu au long cours Will Oldham, plus connu (si l'on veut) sous le sigle "Palace". Palace Brothers, Palace Music, Palace Soundtrack, Palace Songs... Palace recouvre l'entité groupée fantoche fondée en 1992 à Louisville, Kentucky, dont Will Oldham est l'âme et leadeur-auteur-compositeur-chanteur-polyinstrumentiste-arrangeur-photographe-dessinateur-psy-producteur — plus ou moins escorté de sa parentèle convertible : Jo Oldham, Ned Oldham, Pat, Joanne... A moins que tous ces Oldham ne soient qu'un seul et même Will, à la Pessoa (poète anomynographe portugais).


Photo : Richard Dumas

Dans un petit cercle, on se repasse une huitaine de CD de Will Palace et Cie., tous dévolus à la ballade grognon, sous pochettes alternant photo et graphisme flous. Quant au "style" concerné, l'imagination s'épuise à le définir au fil de ces enregistrements dolents inactuels et non ciblés. Nursery-blues ? R.E.M. amniotique ? Ergothérapie ? Wire sédaté ? Oldham a pu être cliché : "Neil Young lo-fi", et "Nick Drake américain" ; pourquoi pas "Richman écossais" affiliable au "yé-yé" français ? Dans sa formule native 1993, cette musique évoque une sorte de hillbilly réglementaire (yodels, hic-up) bientôt déréglé. Dignes des folkeux de Délivrance descendus de l'ibogaïne aux ataraxiques, les compositions hésitent entre conventions (couplets, refrain, pont) et inconvenances (refrains tronqués), rythmiques bloquées en position de ressassement gémissant. Will Oldham est prolifique ; ses parutions compulsives, à raison d'un à deux albums tristes par an, obéissent à une logique de périodicité énigmatique, compliquée d'extras et débitée sous identité évasive. Celle de saison, donc, Bonnie 'Prince' Billy.

En 1745, attestent les annales, le dernier soulèvement "jacobite" contre l'oppresseur anglais fut mené par le prétendant "Bonnie Prince Charlie", de son vrai nom Charles Edward Stuart ; après un succès d'estime, cette sécession fut écrasée à Culloden. Le nom de guerre du jeune Stuart aurait-il inspiré en descendance crépusculaire notre Prince Charlie Oldham ? Joya, son précédent volume leucémique, remontait à 1997 ; le premier à 1993. Pour l'inspiration du dernier, titré allégrement "Je vois une ténèbre" sous une tête de mort qui se passe de traduction, on parlera de liturgie en léthargie. La parution, qui compte quatorze titres jouant discrètement la discordance et semble susciter un début d'unanimité critique, est doublée d'un huit-titres bleuâtre ; sans competr un bonus-single non-identifié, et un brouillon de chanson sur la BO de Quelque chose d'organique, film de rentrée : What's wrong with the zoo ? Si ce n'était que le zoo...



"Je ne suis pas né pour être moi"

Rencontre à côté du sujet avec le héros du groupe fantôme Palace.



Menu, portant le bedon en avant dans la marche comme un Peter Pan pneumatique, Will Oldham fait plus jeune que son âge (38) ou que ses photos. En photo, surtout barbu, avec lunettes ou chapeau, on dirait Verlaine au Panthéon, avec les mioches de la Mouffe lui pissant dessus dans le caniveau sous les yeux de Gide. Là, Will est frais et amène, presque mutin. Front large, le cheveu nordique fragile, il est en jogging, blouson et écharpe sur ras-du-cou gris avec un trou de célibataire. Pédé ? On n'en est pas là.

La conversation tournera autour de sujets plus neutres. Quoique. Cinéma (la bulle couleur Malabar coincée dans la braguette de Mary à tout prix). Comédie (plus le temps de l'acteur ; dommage, ça gagne bien). Littérature (ne lit plus de romans depuis huit mois ; dernière lecture, une bio de Kinski). Nourriture : "J'ai faim". D'où brasserie Jenny. S'étant informé sur la "ballotin de canard" puis l'andouillette AAAAA ("une espèce de hagish", ethnologise quelqu'un), notre Hobbitt se décide pour une "choucroute". Frappée de rouge alsacien.

C'est un convive léger, absent à l'occasion, volontiers rieur. Comme quand il explique qu'on ne dit pas "fuck with", dans le sens sexuel, mais "fuck" tout court ; pour préciser, il pousse son voisin du bout des mains. Ouh. Revenant sur Mary, il raconte avoir vu le film dans une salle qui riait si fort qu'on n'entendait plus les dialogues. Plus réfléchi, il dit l'incompatibilité du bien-être et de la création. On est bien entre copains, qui se renvoient la balle à table ; mais une chanson ne rend rien. C'est assez psychanalytique. Au fait, Oldham a noté qu'à Paris la Party est toujours programmée. Quant à lui, il habite New York, depuis quatre mois ; avant cela, le Kentucky, et encore avant, Chicago.

Pour finir, cette indication : à demi mot, sourire en coin, Will admet que les Oldham qui croisent (et multiplient) au hasard de ses CD, Ned, Paul et consorts Joanne, n'existent pas. Pas plus que le reste, de Palace à Bonnie, via les disques spectraux ? Une tarte aux myrtilles, un café et retour au froid, sous le signe de la République, en ce jour de retour au désert irakien, où il y a paraît-il de la "honte à être américain".


Photo : Richard Dumas

Pourquoi êtes-vous triste ?
Je suis heureux, normalement. Heureux que le monde tourne et de m'y trouver. De pouvoir enfouir ma tête dans la terre pour en ressortir la bouche pleine de feuilles et de vermisseaux. De pouvoir marcher à genoux vers un arbre. Ce qui m'attriste, c'est qu'une femme, un homme, puissent se retrouver fous, enfermés, privés de manger et de boire jusqu'a ce que mort s'ensuive.

Vous ne vous aimez pas du tout ?
Il n'y a pas de place pour m'aimer. J'aime mes amis et mes amours, et ma famille. Mais je ne sais même pas qui je suis. Je suis beaucoup plus gros que je n'en ai l'air, avec des poignets de la taille de petits chênes.

Votre identité change, de CD en CD...
Les noms ne sont pas figés. Pour Tina, je suis le diable ; pour Ralph un chien ; pour Bert je suis étriqué. Trois enfants meurent, qui est coupable ? Je pourchasserais leur meutrier sous n'importe quel nom.

Que signifie Bonnie 'Prince' Billy ?
J'ai passé la main sous le kilt de ma femme et l'y ai laissée un moment. Laine, fibre. La nuit et la pluie tombaient. Un grand monsieur sombre est venu toquer chez nous, car des gens avaient besoin d'aide. Sur le quai là-bas, un orage se déchaînait et des gens criaient à la mer, non loin du rivage. Ma femme dit : "Si le petit navire pouvait me porter à leur secours, je le bénirais". Le nom suivait le navire.

Votre voix hésite, elle aussi...
Je me tiens au bord du précipice et mon hésitation gagne. Mais je réagis avant qu'il ne soit trop tard. On peut voir mon hésitation voler, voler jusqu'à l'autre bord... Mais vous avez raison ; je temporise. Qui avance avec confiance, avance en ignorance. Mon milieu n'estime que l'expérience. A se demander si la jeunesse existe.

Votre fascination de la mort ?
Je ne sais pas — c'est bête, hein. Sacrée vieille mort, pas très intéressante. Certains la recherchent ; pourquoi ces morts vivants souffrent-ils tant à chaque souffle ? J'ai tué cinquante souris cet été, et même braqué mon fusil sur une marmotte. Mais je n'ai pas tiré. A quoi bon ? J'adore le lapin, et la marmotte doit avoir meilleur goût encore ; mais New York n'est ni la Palestine ni le Tibet ; le lapin y est importé par les Haïtiens, qui ont tellement vu la mort chez eux...

Et ce titre, "a darkness" ?
Quand la lumière baisse, on imagine plus les choses, qui restent visibles mais sous une apparence trouble. Ce qu'on discerne peut décevoir, distraire, je ne sais pas trop. La lumière réjouit, mais quid de la joie ténébreuse ? Voyez, j'ai la mort en aversion et c'est ce qui m'y attache. Eh bien, toute sorte de choses apparaissent dans le noir. Les légumes à racines y aident — on les cuit dans la peau. L'obscurité rapproche les gens.

Votre vie privée...
Est privée.

L'évolution de votre musique ?
Pour la première fois, il y a des harmonies vocales, faites par le chanteur. Autrement, les chansons ressemblent aux chansons du premier Palace. Les Palace Brothers tiraient leur nom de celui des Marx Brothers. Sauf qu'on ne les appelait pas Marx, mais Palace. Avec le temps, il en est des chansons comme des nouvelles. J'aime quand les chansons ont un défaut.

Les influences de "I see a darkness" ?
Bob Marley, les expérimentations de Lee Perry au début des 70, l'album de Springsteen Darkness on the edge of town.

La mélancolie musicale soulage-t-elle de la mélancolie réelle ?
Tiens ? Je n'ai jamais attribué un tel pouvoir émotionnel à la musique. Moby Grape me donne des sensations rock, d'autres musiques m'introduisent à la connaissance. La connaissance musicale vaut-elle connaissance vécue ?

Si vous pouviez revivre ? Qui, et quand ?
Lancelot du Lac, vous connaissez ? Franc compagnon, femme bien.

Vous êtes prolifique ; combien de chansons par jour ?
Un fragment de chanson. Je ne suis pas né pour être moi, pour répondre à votre question... précédente. Je suis né pour assembler, bricoler, disperser. Ce qui demande du travail.

Vous obstiner à composer, ou vous arrêter : qu'est-ce qui vous coûterait le plus ?
Arrêter de travailler, arrêter de vivre, arrêter de respirer.

Bayon

BONNIE 'PRINCE' BILLY I see a darkness (Labels)
En concert parisien, le 24, au Café de la danse (et le 26, concert Lenoir, Hall B de Radio France)


Libération
18 janvier 1999